Livre

essay B

Mots clés: Duras, autobiographie, mémoire, fiction, récit des rigines, éros, écriture. CAmant de Marguerite Duras: relato autobiogréfico, relato de Ios or. genes. Eros y escritura RESUMEN Este articulo propone una aproximaciôn a las relaciones entre autobiografl’a y ficciôn, memoria e invencién, en l’Amant de Marguerite Duras. Partiendo del estudio de los resortes de ficcionalidad novelesca entranados en el discurso autobiogréfico, se pone de manifiesto la manera en que el texto elabora un mito personal o relato de los origenes en Duras’ l’Amant.

Departing from a study of the fictionalising resorts involved in Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses 007, 22, 61-70 ISSN: 1139-9368 Patricia Martrnez Garcia L’Amant de Marguerite Duras: récit autobiographique, récit des origines… the autobiographical discourse, we try to show how the text elaborates a personal myth of the authofs origins; one that intertwines her erotic initiation With her initiation as a writer.

Key words: Duras, autobiography, memory, fiction, bildungsroman, rite of initiation. SOMMAIRE: 1. Discours autobiographique et ressorts de fictionnalité. 2. La «mémoire de l’oubli». 3. La poétisation du vécu. 4. Le récit des origines. 5. Éros et écriture. Références bibliographiques. 1. Discours autobiographique et ressorts de fictionnalité On a souvent signalé le rapport ambigu que l’Amant entretient l’égard du genre autobiographique stricto sensu.

Et cela non seulement par les rapports assez équivoques que le texte établit avec la vie réelle de son auteur, mais aussi par la mise en scène de certains ressorts de fictionnalité romanesque qui tendent suspendre ce que Lejeune appela le pacte référentiel typique du contrat autobiographique, ce contrat ar lequel l’auteur se porte ea nticité de ce qui est espace de l’enfance, dans un texte posthume, Les cahiers des armolres bleues, publié en 2006.

Les biographes de Marguerite Duras ont documenté copieusement l’épisode autobiographique réélaboré dans ces textes: quelques années après la mort de son mari, Madame Donnadieu, une française originaire de Pas-de-Calais, institutrice en Indochine depuis 1912, a investi toutes ses économies péniblement amassées depuis le début de sa carrière, dans l’achat d’une concession au Cambodge, dans la région de Kampot, sur la côte du Golfe de Siam.

Elle a construit des barrages avec l’aide des paysans de la région, mais les marées ont tout ruiné dans l’année suivante, et Madame Donnadieu n’est jamais parvenue à obtenir justice de ‘administration coloniale, indifférente et corrompue. La ruine de la famille a été complète: dans son désespoir face à la misère de ses enfants, Mme Donnadieu aurait consenti les liaisons de sa fille avec un chinois riche en échange d’une compensation economique. un barrage contre le Pacifique restitue cet épisode sous la forme d’un roman d’aventures assez conventionnel.

Par rapport au roman de 1850, l’Amant, paru en 1884, semble attaché à rétablir certaines périodes cachées de cette première jeunesse, certains enfouissements que récrivain aurait opérés sur ces faits, sur certains sentiments, ur certains évènements (Duras, 1984: 14). Comme chez Proust, avant de mettre en place le narrateur autobiographique de La Recherche, une certaine pudeur face à l’inconvenance fondamentale de cette affaire, aurait empêché l’auteur d’aller jusqu’au bout dans son aveu.

En effet, certains ajustements récusent de façon explicite la version de 1950 quant à la rencontre entre I 20 certains ajustements récusent de façon explicite la version de 1950 quant à la rencontre entre la jeune fille blanche et le chinois. Outre cela, l’Amant expose sans réserves la haine de l’enfant au frère aîné (effacé du premier 2 Patricia Martinez Garcia CAmant de Marguerite Duras: récit autobiographique, récit des or. glnes… oman), la violence de celui-ci contre les deux autres frères, l’attachement incestueux pour le petit frère, la liaison scandaleuse, sur fond de prostitution, avec un riche Chinois, avec l’assentiment d’une mère qui en aurait tiré des avantages économiques. Cependant, si l’auteur semble se rapprocher dans ce livre de la vérité autobiographique en insistant sur ce qui avait été escamoté, effacé du premier roman, le rapport entre l’œuvre et la vie reste loin d’être simple.

Jean Pierrot (1987) pris soin de marquer certaines différences entre la biographie de l’auteur et ce texte que l’on considère trop facilement comme autobiographique: il y a même des doutes sur la véracité d’un évènement pourtant crucial dans la dynamique du récit comme la fameuse rencontre sur le bac. Il n’est pas sûr que Marguerite Donnadieu ait rencontré, lorsqu’elle avait seize ans et était encore au lycée, un jeune et riche chinois sur le bac entre Vinh Long et Saigon…

Preuve de la liberté qu’elle prend avec ses souvenirs, l’Amant de la Chine du Nord, paru en 19 ne version encore le souci d’une restitution exacte des faits ce qui semble ommander cette réécriture de la matière autobiographique. Outre ce rapport ambigu entre le livre et la vie de son auteur, certains aspects du texte nous mettent en garde contre Pillusion de la vérité autobiographique, exhibée comme convention pour être détournée.

C’est d’abord l’instabilité de la voix narrative, dédoublée entre la première personne typique de l’autobiographie, et la troisième personne romanesque qul déjoue le pacte autobiographique (à savoir, l’identité de l’auteur, du narrateur et du héros). Sitôt posé dès les premières pages du livre, le sujet de ‘énonciation devient autre que l’objet de la narration, désigné au moyen des périphrases -l’enfant, la jeune fille blanche- qui établissent une mse à distance entre le sujet et l’objet de l’écriture, distance voyeuriste qui adopte les façons du romanesque.

Penfant est traité comme le personnage d’une fiction, comme une héroïne de roman. l’écriture de soi adopte les manières de rautofiction. Le pacte de référence, voire de fidélité à l’égard de la réalité représentée, se trouve également suspendu par la déclaration paradoxale qui ouvre le récit: fhistoire de ma vie n’existe pas. a n’existe pas (14) qui rappelle cette autre de Pérec, à l’incipit de W ou le souvenir d’enfance: Je n’ai pas de souvenirs d’enfance (1975:13). Comment écrire son enfance lorsqu’on n’a pas de souvenirs?

Comment écrire l’histoire d’une vie lorsque celle-ci n’existe pas? Une relation problématique se pose entre le vécu et fécrlt dans ce texte pourtant fortement autobiographique, relation paradoxale que l’écrivain pose dans les termes suivants: Je me suis dit qu’on écrit s 0 autobiographique, relation paradoxale écrit toujours sur le corps mort du monde, et de même sur le corps mort de l’amour. Il ne s’agit donc pas de remplacer ce qui avait été vécu ou sensé l’avoir été mais de consigner le désert par lui laissé (Duras, Porte, 1977a: 96).

Une telle conception de l’écriture a trait à la notion de mémoire, telle que l’écrivain la conçoit: La mémoire c’est toujours pareil: une sorte de tentative, de tentation d’échapper à l’horreur de l’oubli. Vous savez, ce dont je traite, c’est toujours la mémoire de l’oubli. On sait qu’on a oublié, c’est ça la mémoire, je la réduis à ça (Duras, 1983:23). Remémorer équivaut donc, chez Duras, à prendre conscience de ce qu’on a erdu, à se rappeler qu’on a oublié. 63 2. La «mémoire de l’oubli » Se trouve ainsi éclairé le fonctionnement paradoxal du projet mémorialiste de l’Amant: l’écrit part donc d’une absence.

Il est consignation et deuil d’une perte, il rappelle et retrace cet espace vacant s’engouffre pour ne rien remplacer de ce qui a 6 0 l’origine dans lequel il s pour imaginer en se existé. Fimage obsédante, «la Photo absolu» -tel est le titre des dossiers contenant les manuscrits qui tracent le début de PAmant (C. f. stimpson, 2005: 107)- est donc une image manquante. C’est son manque qui déclenche ‘écriture. Cette photo qui n’a jamais été prise, c’est le texte qui la fera exister, cette histoire qui n’existe pas c’est l’écriture qui lui donnera un centre, des lignes, un chemin.

La réinvention de l’image manquante devient ainsi métaphore du travail de l’écriture: rendre visible ce manque, cette absence par une double mise en scène: celle de l’image ou de l’évènement enfoui, disparu; celle du déroulé de l’écriture dans sa quête, dans son questionnement, dans son travail d’invention. Il ne s’agit donc pas de référer, de représenter quelque chose de préexistant, mais de rassembler es restes d’un vecu qui n’existe que dans les traces de sa disparition.

Si l’autobiographe, en général, prend soin de restituer un passé effectif, l’écrivain semble ici s’attacher au domaine du probable non accompli, aux possibles enfouis dans ce passé, à ce qui aurait pu avoir lieu, ce qui relève du domaine non de la vérité historique, mais de la vérité poétique. l’écriture de soi devient ainsi création, poeïsis, par laquelle le moi s’invente, s’institue dans l’acte même d’écrire, dans l’espace du texte destiné à combler et à rappeler cette disparition de l’origine.

Ici encore, t comme toujours chez Duras, la voix semble s’installer dans un espace vacant de tout sens pré-établi (au double sens de signification et de finalité), de toute forme prévue: récriture c’est rinconnu. Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire (Duras, 1993a: 173 et encore: Écrir Avant d’écrire on ne sait rien de ce qu’on va écrire (Duras, 1993a: 1 73); et encore: Écrire c’est se laisser faire par l’écriture. C’est savoir et ne pas savoir ce qu’on va faire (Duras, 1977b: 105).

Ce qui importe n’est pas pour récrivain Pévènement exact, historique, vérifiable ou reconstitué; ce qui mporte est cet inconnu, cet imprévisible qui se dévoile avec le déploiement de récriture, ouvrant sur une poïesis de la mémoire (Duras, 1981: 47) d’où émerge l’inconnu qu’on porte en soi (Duras, 1993a: 173). Le sens du vécu devient lisible devient visible — par l’écriture que le récrée. La vraie vie, la vie vraiment vécue est la vie réalisée dans un livre, écrivait Proust dans Le Temps retrouvé (1989, Vl: 609). . La poétisation du vécu Mais bien au contraire du livre proustien, dans cette poétisation du monde, qui est aussi une manière de sublimation de ce qui est perdu, l’entreprise mémorialiste 64 Amant de Marguerite Duras: récit autobiographique, récit des de Marguerite Duras trouvera son équivalent stylistique dans la figure de la reductio: tout semble obéir à un travail dépouillement et de condensation du récit qui tient d’une esthétique minimaliste: dire moins pour dire plus.

Par rapport au roman de 1 850 une décantation s’est produite: l’histoire originelle du rom s est presque disparue, voulait se délivrer du réel: il s’agit de déréaliser les effets de vérité autobiographique, enfouir les détails biographiques, abstraire le spécifique, épurer, ramasser le récit autour de quelques centres, de quelques mages essentielles.

Personnages, lieux, temporalité, tout déréalise rillusion de la représentation réaliste, tout indique le travail de stylisation, d’esthétisation opéré par l’écriture. Ainsi, ce livre dans lequel l’écrivain a porté plus avant le pacte autobiographique contourne une des conventions les plus fortes du genre: le détail réaliste des noms propres, du nom réel des personnages qui sont désignés par des substantifs à valeur générique: la mère, l’enfant, le petit frère, le frère aîné, l’amant, le chinois. ‘écrivain s’éloigne donc ici du traitement réaliste typique de l’autobiographie, elle éréalise personnages, les dénouant de leur fonction référentielle par cette forme de nomination qui tend à souligner, en dépit de leur identité biographique, de leurs attaches au vécu historique, leur caractère de rôle, de fonction au sein d’une structure psychodramatique à valeur atemporelle, ahistorique. Dépouillés de leur identité biographique, ces noms restent pleinement disponibles pour le travail de la mémoire de Poubli et de Fimaginaire, mémoires déformantes, créatives (Duras, 1981: 47) toujours à l’œuvre chez Duras.

Péconomie des signes préside à la caractérisation des ersonnages qui s’effectue au moyen de la découpe sélective, de l’attribution d’un motif psychologique dominant à valeur obsessionnelle qui joue sur la magnification d’un pathos devenu pathologique. Envoûté par l’appel d’une force exclusive, inépuisable -désespoir, haine, pe pathologique. Envoûté par l’appel d’une force exclusive, peur, désir-, le personnage durassien tend à la pureté de l’archétype.

Cette même économie des moyens soutient la mise en place du décor évidé de toute référence naturaliste, qui répand un exotisme abstrait, stylisé, symboliquement sur- onnoté, plus romanesque que réel. l’Indochine est devenue un espace fabuleux, incommensurable, hors temps, récréée par la mage Incantatoire des noms (Le Mékong, Vinlon& Tonlésap), l’évocation de son bestiaire (tigres, buffles, oiseaux), de ses paysages (plaine de boue et de riz, forêt cambodgienne, îles de jacinthes d’eau).

Le dispositif complexe des temporalités défait l’illusion réaliste du temps référentiel de l’histoire. Le montage achronologique des images efface la progression linéaire des actions, découpe la durée en une série de plans fixes, comme détachés du temps, scandés en pproches successives, presque superposables, dilatés par la suspension de l’évènement (l’image du bac) ou le retour circulaire des motifs (la pension, le malheur familial, les rencontres des amants).