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LES SCIENCES ET LES HUMANITÉS par HENRI POINCARÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE Alain. Blachair@ac-nancy-metz. fr Cliquez sur le lien ci-dessus pour signaler des erreurs. Parmi les hommes qui ont, tous utilement, mais plus ou moins brillamment servi la science, les uns avaient reçu dans leur jeunesse une éducati que les autres n’avai incomplète et somm e. Sniper l’étude des lettres es d’entre eux ont pu si ois raffinée, tandis littéraire hâtive, conclure que sque beaucoup un peu vite en besogne.

Est-il certain qu’on ne saurait taire de différence entre les oeuvres des uns et des autres et y reconnaître une sorte de marque d’origine. Cest là une comparaison que je ne veux pas faire ici, il faudrait citer des noms propres, et je ne voudrais désobliger personne, même les morts. En pareille matière, les appréciations sont difficiles, mais quand même on aurait démontré que les uns ont été aussi bons savants que les autres, qu’est-ce que cela prouverait ?

Le fait s’expliquerait tout naturellement. Il y a eu de longues années où il était difficile de percer sans avoir fait ses classes, et en général de sortir de son rang. Ceux qui y sont parvenus n’ont pu le faire que grâce ? une énergie exceptionnelle qui leur tenait lieu de bien d’autres vantages, et qui pouvait les mettre de pair avec des esprits plus cultivés, mais s servis par des caractères moins bien trempes.

Ce qui est certain, c’est que les savants qui ont bénéficié de l’éducation classique, s’en félicitent tous, tandis que ceux qui en ont été privés le regrettent pour la plupart (je dis pour la plupart parce que depuis quelque temps, il y a des hommes qui verraient volontiers dans leurs origines primaires je ne sais quel titre de gloire démocratique et comme une lointaine promesse de députation). Pourquoi les uns se félicitent-ils, pendant que es autres regrettent ?

Est-ce seulement parce que la science n’est pas tout, qu’il faut d’abord vivre, et que la culture nous fait découvrir à la fois de nouvelles raisons de vivre et de nouvelles sources de vie ? Non, tous sentent confusément que ce n’est pas seulement à l’homme, mais au savant même que les humanités sont utiles. je voudrais expliquer ici les raisons de ce sentiment vague dont ceux qui l’éprouvent rendraient peut-être difficilement compte.

Pour traiter la question je suis obligé de la diviser : nous avons parlé des savants en général ; or, il y a bien des espèces de avants, et les qualités du mathématicien ne sont pas celles du physicien, encore moins celles du biologiste. On trouverait des gens pour dire que ces qualités sont incompatibles et que la formation qui convient aux uns ne saurait convenir aux autres. D’un autre côté, quand on a cherché à énumérer les avantages des études classiques, on en a trouvé de bien divers et dont l’action doit être bien différente.

Elles exercent l’esprit d’analyse en nous forçant à compare OF dont l’action doit être bien différente. Elles exercent l’esprit d’analyse en nous forçant à comparer les formes du langage, isent les grammairiens. Elles développent chez nous l’esprit de finesse, disent les autres. Elles nous élèvent au-dessus des vulgarités de la vie utilitaire, dit-on encore. Les défenseurs de la culture littéraire ont donc invoqué les arguments les plus variés. Ont-ils tous raison, c’est ce que nous ne pouvons décider sans examiner ces arguments l’un après l’autre, et c’est ce qui m’oblige à entrer ici dans quelques détails.

C’est le cas du mathématicien que j’examineral en premier et me plaçant d’abord au point de vue le plus terre à terre ; je me demanderai : est-il utile qu’il ait fait des thèmes et des versions ? La réponse nous sera fournie par une observation personnelle de M. Vacquant, inspecteur général de « Instruction Publique pour les Mathématiques ; il inspectait un jour une classe de l’enseignement moderne, enseignement qui, je crois devoir l’ajouter, n’était pas alors ce qu’il est aujourd’hui.

Il demande à un élève la démonstration d’un théorème célèbre dont tout le monde connait l’énoncé : Le produit ne dépend pas de l’ordre des facteurs. Le jeune homme donne la démonstration qu’il a apprise dans son livre ; dans le texte il ne change qu’un petit mot, mais c’est assez pour que le raisonnement soit faux. Je m’explique ; le signe algébrique de la multiplication peut s’énoncer de plusieurs manières : on dit quelquefois multiplié par, on peut dire aussi qui multiplie, ou bien encore manières : on dit quelquefois multiplié par, on peut dire aussi qui multiplie, ou bien encore que multiplie.

L’auteur du livre voulait qu’on le prononçât multiplié par ou que multiplie ; l’élève avait l’habitude de l’énoncer sous la forme qui multiplie, et il n’avait eu garde, bien entendu, de changer ses habitudes pour la circonstance. Pour tout autre théorème, cela n’aurait eu aucune espèce ‘importance : a qui multiplie b, c’est la même chose que a que multiplie b, puisque l’on sait qu’on a le droit d’intervertir l’ordre des facteurs. Pour la question posée, il en va tout autrement; nous ne savons pas encore si l’on a le droit d’intervertir l’ordre des facteurs puisque c’est justement ce qu’il s’agit de démontrer.

Nous ne savons pas encore si a qui multiplie b, c’est-à-dire un produit où le multiplicateur est a et le multiplicande b est la même chose que a que multiplie b, c’est-à-dire un produit où le multiplicateur est b et le multiplicande a ; nous n’avons pas le droit de dire l’un pour ‘autre, ou bien notre démonstration devient fausse. Malgré tous les efforts de l’inspecteur, le jeune homme ne put arriver à comprendre son erreur, et ce qui est plus surprenant, c’est qu’aucun de ses camarades ne semblait la comprendre mieux que lui.

Et le professeur se désolalt :  » pourtant on leur a fait faire des analyses grammaticales.  » Hélas ! elles étaient bien loin, leurs analyses grammaticales. Dans une classe de lettres, me disait M. Vacquant, rien de pareil n’aurait pu arriver ; l’erreur aurait pu être commise, mais l’élève Vacquant, rien de pareil n’aurait pu arriver ; l’erreur aurait pu être ommise, mais l’élève l’aurait comprise dès qu’on la lui aurait expliquée, et réparée dès qu’il l’aurait comprise.

L’exemple est peut-être un peu gros et notre enseignement moderne est sans doute aujourd’hui assez bien organisé pour que le plus mal dégrossi de ses représentants soit incapable de tomber dans un semblable piège. L’anecdote n’en est pas moins instructive ; elle nous fait mieux voir, comme à travers un verre grossissant, la nature des difficultés qui attendent les jeunes mathématiciens mal familiarisés avec l’analyse des formes verbales.

Notre langue exprime par ses flexions, par l’ordre même des ots des nuances infiniment plus délicates que celle qu’avait méconnue le héros de cette aventure. La moindre de ces nuances peut vicier un raisonnement mathématique où l’on doit suivre rigoureusement la ligne droite et où le moindre écart est interdit. Pour comprendre ces nuances, il faut avoir appris à les sentir; il faut en avoir acquis une longue habitude pour les saisir du premier coup sans hésltation et sans effort.

L’enfant comprend les phrases en bloc pour ainsi dire, et si on le laissait faire il les écrirait toutes en un seul mot. Chaque mot est comme un centre d’associations d’idées, comme un fanal qui ?claire tout un canton de la conscience ; les divers mots d’une même phrase luisent en même temps ; leur lumière se mêle ; les champs qu’ils éclairent empiètent l’un sur l’autre, sans que l’on puisse dire duquel de tous ces phares tel PAGF s OF qu’ils éclairent empiètent l’un sur l’autre, sans que l’on puisse dire duquel de tous ces phares tel ou tel point tire le plus de lumière.

Cest là comprendre comme voit le myope à qui les divers points de l’objet apparaissent comme des taches débordant les unes sur les autres et pareilles à celles que l’on admire dans certains tableaux modernes. Cest cette sorte d’illumination continue qu’on appelle d’ordinaire l’intelligence d’une phrase. Beaucoup dhommes, même adultes, n’en demandent pas davantage ; les plus raffinés d’entre nous s’en contentent même neuf fois sur dix ; cette façon de comprendre le français suffit en effet pour les usages ordinaires de la vie.

Chaque phrase nous suggère, par le simple jeu de l’association des idées, les mouvements appropriés ; quand on nous dit, allez à droite, les muscles qui nous dirigent vers la droite se contractent tout seuls. Cest assez pour vivre. Mais c’est déjà trop peu dans bien des cas pour la plupart des ommes civilisés ; c’est tout à fait insuffisant pour quelque chose d’aussi subtil que le raisonnement mathématique.

Dans ce laminoir délicat, les phrases en bloc ne peuvent pas passer ; il faut lui présenter des matériaux moins grossiers, réduits pour ainsi dire en petits morceaux par l’analyse verbale. pour celui qui n’est pas exercé à cette gymnastique des mots, qui multiplie, ou que multiplie, ne représentent pas tout d’abord l’idée d’un pronom relatif au nominatif ou à l’accusatif, mais je ne sais quelle vague notion de multiplication, de cette vague notion le mathéma ‘accusatif, mais je ne sais quelle vague notion de multiplication, de cette vague notion le mathématicien n’a que faire.

On m’a dit que la langue chinoise (peut-être parce qu’elle est monosyllabique et n’a par conséquent pas de grammaire) est incapable d’exprimer certaines nuances délicates, celles que nous rendons par des flexions, et que faute d’un instrument leur permettant de raisonner avec précision, les Célestes sont et resteront fermés aux Mathématiques. Pour ceux de nos compatriotes qui ne comprennent pas le français par le menu mais seulement comme le fait l’enfant ou l’homme sans culture, e français n’est qu’un chinois.

Comment passerons-nous donc de cette première façon de comprendre qui est celle de l’enfant à cette autre manière plus subtile où la phrase n’est plus un tout, mais où l’on discerne le rôle des divers mots et les multiples nuances qui naissent de leurs flexions et de leurs rapports, ou l’on distingue tout cela sans effort et comme par une longue habitude ? Ce ne peut être qu’en se rompant l’esprit à l’analyse des formes verbales. Pour cela la pédagogie a imaginé deux procédés. Le premier est l’analyse grammaticale, le second est la pratique des thèmes et des verslons. L’analyse grammaticale ! Mauvais souvenirs d’enfance.

De mon temps, on en faisait beaucoup, et c’était très ennuyeux parce que chaque mot exigeait plusieurs lignes d’écriture où les mêmes formules se répétaient sans cesse avec une désespérante monotonie. Mais ces formules étaient abstraites et ne disaient rien à l’espri 7 OF rien à l’esprit des enfants. Je crois que la plupart des élèves des classes primaires finissent par y réussir, mais en se servant de règles empiriques ; pour eux. par exemple, le mot qui est avant le verbe, c’est le sujet, celui qui est après, c’est le régime direct, ais ils ne se rendent pas compte des véritables rapports que ces mots expriment.

Il n’en est pas de même avec le thème et la version ; de semblables artifices ne sont plus de mise, l’élève doit remplacer les mots les uns par les autres, et mettre ces mots au cas convenable, ce qui l’oblige à réfléchir sur leurs rapports mutuels. Ce ne sont plus d’ailleurs des formules abstraites qu’il manie, mais des mots dont chacun a sa physionomie propre, et qui sont encore un peu vivants. Pesez quel profit on tire d’un thème dune page, et estimez d’autre part combien de feuilles de papier il aurait fallu noircir i lion avait voulu faire l’analyse grammaticale du texte de ce même thème.

Cela permet de comparer le rendement des deux méthodes. C’est donc la pratique du thème et de la version qui nous apprendra à comprendre véritablement le sens des phrases et nous rendra par là aptes à nous en servir dans les raisonnements. Je rappellerai, à ce propos, que M. Hermite, le célèbre géomètre, ne manquait pas, dès qu’il en trouvait l’occasion de vanter l’importance du thème, exercice qui nous plie de bonne heure ? la discipline, en nous assujettissant à appliquer une règle. Or, le savant, comme tout autre homme, et plus 8 OF iscipline, en nous assujettissant à appliquer une règle.

Or, le savant, comme tout autre homme, et plus que tout autre, est ? chaque instant dans la nécessité d’appliquer une règle. Avec les langues anciennes, à cause de la richesse de leurs flexions, des inversions fréquentes qui bouleversent l’ordre des mots, cet exercice est tout particulièrement profitable. D’ailleurs, depuis quelque temps on enseigne les langues modernes en proscrivant le thème et la version ; c’est ce que l’on appelle la méthode directe, et elle parait justifiée par d’assez grands avantages.

Quoi qu’il en soit, depuls qu’elle est universellement ratiquée les langues modernes ne peuvent plus jouer le même rôle que les langues mortes au point de vue qui nous occupe. Et cela montre combien il serait absurde de vouloir appliquer la méthode directe au latin ; on n’apprend pas le latin pour parler le latin, comme si on avait à demander son chemin ? un contemporain de Cicéron dans un carrefour de Suburre ; on apprend le latin pour l’avoir appris, parce qu’on ne peut l’apprendre sans se plier à une gymnastique utile, dont je viens de chercher à expliquer l’un des avantages.

Le jour où l’on apprendra le latin par la méthode directe, il deviendra superflu de l’apprendre. Et ce serait encore bien pis d’enseigner le français par la méthode directe, c’est pour le coup que les jeunes gens qui ne savent pas de latin ou qui en savent trop peu, perdraient toute chance de jamais comprendre le français par le menu.

La méthode directe nous apprend de l’allem PAGF OF nous apprend de l’allemand tout ce qu’en savent les Allemands sans aller à l’école, et cela n’est certes pas à dédaigner ; combien d’entre nous, ayant imprudemment passé la frontière, ont ? rougir de leur ignorance devant les garçons de café. L’allemand d’un garçon de café, ce serait déjà une conquête ; mais le français es garçons de café, c’est peut-être un peu maigre ; j’ai dit assez plus haut que ce n’est pas celui qui convient au géomètre.

Ne pourrait-on dire pourtant que c’est là un détour bien inutile, que le but étant de développer l’esprit analytique chez les futurs géomètres, il serait plus simple de les mettre aux prises avec la matière sur laquelle ils auront à travailler ensuite, la quantité, les nombres, les figures ; que plus tard les difficultés, qui se rattachent à la pleine intelligence du langage scientifique ne seront plus pour eux qu’un jeu, puisqu’ils n’auront qu’à accomplir es efforts d’analyse analogues à ceux qui leur seront devenus familiers, et en même temps beaucoup plus simples.

C’est en effet ainsi que procède l’apprenti mathématicien qui n’a pas reçu dans sa jeunesse la préparatlon classique dont J’ai parlé. Il aborde l’étude des sciences en ne possédant du langage qu’une connaissance intermédiaire entre la connaissance grossière de l’enfant qui voit toute la phrase en bloc, et la connaissance raffinée du lettré qui en discerne tous les ressorts. Cela lui suffit pour ses débuts à la condition de passer légèrement sur les pre