lili
Yves Touchefeu : « Enjeux et formes de la parole comique dans La Paix dAristophane. » Reproduction et utilisation interdites sans l’accord explicite de l’auteur ou du C. R. U. Yves Touchefeu : Enjeux et formes de la parole comique dans La paix d’Aristophane. Conférence prononcée au lycée Chateaubriand de Rennes le mardi 12 novembre 2002. Mise en ligne le 9 décembre 2002. Yves Touchefeu est professeur agrégé de lettres en classes préparatoires au lycée Gabriel Guist’hau de Nantes. C : Yves Touchefeu.
Enjeux et formes de dans La Paix d’Aristo OF42 Swip page En 421 avant Jésus-Christ, Aristophane invitait les Athéniens à rire our la paix, avec cette pièce dont le titre grec est Eirènè. Ce mot, sans article, ne désigne pas seulement l’idée ou le concept de paix, mais devient ici le nom propre dune déesse de théâtre qui s’appelle Paix, et qui est une femme infiniment séduisante… Rappelons en trois mots l’argument de cette comédie. Excédé de subir les malheurs de la guerre, le paysan athénien Trygée[l] utilise les services d’un escarbot, d’un bousier, pour aller chercher au ciel la déesse paix, dans le pays des dieux.
Mais les dieux sont partis : excédés par le Paix dans les profondeurs d’une grotte bien fermée. Après avoir amadoué Hermès, Trygée parvient avec l’aide du chœur à sortir la déesse de sa caverne. Paix réapparaît ainsi, accompagnée de deux filles très -1 Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de Rennes Yves Touchefeu : « Enjeux et formes de la parole comique dans La Paix d’Aristophane. » Reproduction et utilisation interdites sans séduisantes, Trésor d’Été et Festivité. Trygée peut alors redescendre triomphalement sur terre avec ces trois déesses et célébrer avec le chœur le bonheur retrouvé. ? quoi tenait le plaisir des citoyens-spectateurs qui applaudirent ette comédie, en cette année 421 ? Deux mille cinq cents ans nous séparent de cette pièce, que nous rencontrons aujourdhui non plus dans l’élan collectif 2 42 part de gravité qui vient pourtant se conjuguer à la truculence comique. Nous nous efforcerons donc de limiter ce risque, en resituant cette pièce dans son contexte et en nous mettant ? l’écoute de certains des effets que laisse entendre le texte original en grec. Le rire d’Aristophane est un rire courageux qui s’en prend avec une détermination passionnée à une guerre désastreuse.
Après avoir pris la mesure de ce courage, nous errons comment ce rire, loin d’être un rire marginal, joue très librement avec des valeurs fondamentales de la culture grecque : il invite les Athéniens à rire, non pas des travers de l’autre, mais bien d’eux-mêmes. En poursuivant cette exploration, nous chercherons enfin à entendre un peu ce qui est devenu presque inaudible pour nous, et qui pourtant était fondamental : ce jeu des rythmes à la fois très réglés et très variés qui coloraient la parole comique. . Une comédie lucide, qui récuse une guerre tragique 1. Les malheurs et les horreurs d’une vraie guerre Ce rire est cerné par l’omniprésence catastrophique de la guerre, de cette guerre qui avait commencé en 431, qui opposait non seulement Sparte et Athènes, mais toutes les cités qui s’étaient rangées, plus ou moins volontairement, dans chacun de ces deux -2CercIe de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de La Paix d’Aristophane. Re utilisation interdites sans 3 42 trente ans, fut racontée et analysée par l’historien athénien Thucydide, qui en fut un acteur puis un témoin : « Ce fut, écrit-il, l’ébranlement le plus considérable qui ait remué le peuple grec, ne partie des Barbares, et pour ainsi dire tout le genre humain[2]. » Dès le début de cette guerre, se déclara alors une épidémie de choléra ou de typhus qui ravagea la cité. Elle tua en deux années environ un tiers des Athéniens.
Un corps d’armée d’Athènes, fort de 4 000 citoyens-soldats, voit mourir en quarante jours 1 500 hommes. Et cette épidémie emporta Périclès qui était depuis quinze ans le premier des magistrats de la cité. La guerre commençait donc de façon désastreuse, et la cité s’enfonçait dans une crise sociale et morale très profonde que Thucydide évoque en ces ermes : « Nul n’était plus retenu par la crainte des dieux, ni par les lois humaines ; on ne faisait pas plus de cas de la piété que de l’impiété[3]. ? Après la mort de Périclès, l’homme influent à Athènes était désormais le bouillant et belliqueux Cléon, « le plus violent des citoyens athéniens, mais aussi le plus écouté ? l’assemblée » comme nous le dit encore Thucydide[4]. Cléon défendait le parti de la guerre avec un acharnement passionné et brutal. II justifiait les violences les plus cruelles, comme en témoigne son attitude dans un épisode particulièrement grave de ette guerre. La ville de Mytilène, dans l’ile de Lesbos, sur la côte ionienne, était une alliée d’Athènes, mais elle décida dès le début de la guerre de sortir de cette alliance. 2 immédiatement à cette rébellion, mais Athènes fait intervenir un corps d’armée, qui arrête les chefs de cette révolte et les ramène comme prisonniers ? Athènes. L’assemblée du peuple est convoquée pour décider des sanctions qu’il convient d’exercer pour punir file rebelle[5]. Cléon prend la parole pour demander qu’on fasse exécuter tous les hommes de l’ile, et que toutes les femmes et tous les enfants oient vendus comme esclaves, et il obtient l’assentiment de l’assemblée qui vote pour cette résolution terrible.
Une trière prend aussitôt la mer pour apporter au commandement des troupes athéniennes restées à Lesbos les ordres de l’assemblée. Le lendemain de ce vote, nous dit Thucydide, les Athéniens se disent qu’ils ont pris une décision trop lourde : une nouvelle assemblée est convoquée. Cléon reprend alors la parole pour confirmer la position qu’il avait déjà exposée la veille. un autre orateur défend une position moins sauvage, qui finalement l’emporte difficilement.
Une seconde trière partit immédiatement et en toute hâte, espérant arriver à temps pour éviter l’horreur programmée : elle parvint à Lesbos alors que le stratège venait de -3CercIe de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de s 2 Lesbos, désignés comme les premiers acteurs de la révolte, furent mis à mort, les remparts de la ville de Mytilène furent détruits, ses bateaux saisis, la terre de l’ile divisée en trois mille lots attribués par tirage au sort à des citoyens athéniens. C’étaient des mesures très violentes.
Celles préconisées par Cléon étaient pires encore : nous ne sommes pas à dans une guerre de théâtre. Cléon n’est pas un Matamore de comédie. C’est un homme politique redoutable, qui chercha à étouffer la voix d’Aristophane en le poursuivant en justice pour haute trahison dès ses débuts sur la scène comique[6]. En 425, Cléon réussit un coup d’éclat militaire en capturant un contingent de trois cents Spartiates sur l’ile de Sphactérie, à côté de la ville de Pylos, ? l’ouest du Péloponnèse.
Ce succès exalta les passions à Athènes, et l’assemblée refusa plusieurs fois les propositions de paix que lui adressèrent les Spartiates, qui voulaient récupérer leurs soldats prisonniers. Mais au début de l’année 422, ce démagogue belliciste mourut en Thrace, où il s’efforçait de reprendre une ville alliée d’Athènes, Amphipolis, tombée sous la domination du Spartiate Brasidas. Et Brasidas mourut dans ces mêmes affrontements.
Cette double disparition affaiblissait le parti de la guerre dans les deux cités, les partisans de la paix parlaient avec plus de force et au printemps 421 était signée une trêve, prévue pour durer cin uante années. La représentation de notre pièce avait eu 6 2 traité. 2. une guerre voulue par la cité Cette guerre n’est pas imposée aux Athéniens par un pouvoir utoritaire : c’est l’assemblée du peuple qui décide de la guerre et de la paix, c’est elle qui contrôle toute la politique étrangère de la cité, qui accepte ou refuse les propositions de paix, qui signe les traités.
Le public qui assiste à cette représentation de la pièce d’Aristophane, sur les gradins du théâtre de Dionysos adossé au flanc sud de l’Acropole, est pour l’essentiel identique à cette foule de citoyens qui se retrouve sur la colline de la Pnyx pour les séances habituelles de l’assemblée du peuple, l’ecclésia (qui se réunit régulièrement quarante fois par an). 4CercIe de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de de l’auteur ou du C. R. IJ.
La pièce d’Aristophane qui fut jouée en 425, Les Acharniens, joue remarquablement de cette interférence entre les gradins du théâtre et les travées de l’assemblée. Son prologue nous montre le personnage principal, le paysan Dicéopolis (Justinet dans la traduction de V. -H. Debidour), arrivant de bon matin à la séance de l’assemblée, sur la Pnyx, observant l’hémicvcl t qu’il n’y avait pas grand 2 n’est que trop réelle. Au théâtre, cette guerre est transposée dans un univers comique, mais cette antaisie dramaturgique ne cesse de parler aux citoyens de la vraie guerre dans laquelle ils sont tragiquement engagés.
L’assemblée réunie sur les gradins du théâtre garde en elle une identité citoyenne. Hermès fait appel à cette identité civique lorsqu’il pose cette question en se faisant l’interprète de paix : « Qui est-ce qui règne sur la tribune de l’Assemblée ? » — littéralement « sur la tribune de la Pnyx[8] De multiples références sont faites à l’actualité de cette guerre, aux Spartiates capturés à Pylos, aux ambassadeurs envoyés alors par Sparte pour négocier la Paix et ux refus opposés par le peuple athénien. aix a des reproches ? faire aux Athéniens parce qu’ « elle est venue de son propre mouvement, après l’affaire de Pylos, apporter un panier plein d’armistices » et qu’elle a été chassée « par trois fois de l’assemblée, par des votes à mains levées[9] ». Aristophane parle ainsi aux Athéniens d’une vraie guerre, dévastatrice, dans laquelle ils se sont volontairement engagés, et qui pourrait cesser si tous les Grecs en avaient la détermination. Sans doute, précisément, toutes les cités ne sont- elles pas pareillement décidées à faire la paix.
La pièce nous montre que les Mégariens, les Béotiens, les Argiens ne tirent pas avec entrain sur ces cordes qui doivent faire sortir Paix de l’antre où elle est enfermée. Mai ‘en appelle pas moins ? 42 solennelle • -5Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de Maintenant c’est le moment ou jamais, ô Grecs, de vous délivrer des drames et des combats, en tirant de là celle qui est chère à tous, paix allons, vous tous, paysans, commerçants, artisans, travailleurs, immigrés, étrangers, insulaires… enez ici, gens de tous les peuples Cette exhortation lancée par Lavendange est prolongée par le oryphée qui invite les choreutes à entrer en scène en s’écriant : « Par ici, vous tous, . empruntez pleins d’ardeur la voie qui mène au salut ! À la rescousse, Panhellènes, c’est l’occasion ou jamais 1] » pour évoquer ainsi avec évidence la réalité politique la plus immédiate, cette comédie n’en conduisait pas moins les spectateurs grecs dans un univers de fantaisie, propre ? les séduire et à les amuser.
Les citoyens se réjouissaient alors non pas en oubliant la guerre, mais en voyant comment elle était transfigurée par la féerie du théâtre. 3. La guerre comique 1. Des transpositions mét ?tralement efficaces spartiates (en grec prasia, comme ce port de Laconie qui s’appelle Prasiai), ail de Mégare, fromage de Sicile (la Sicile, ou Grande Grèce, a été colonisée par les cités grecques ? partir du milieu du septième siècle avant Jésus-Christ) et miel athénien[13].
Tumulte, le serviteur de Polémos, court chercher un pilon chez les Athéniens (mais le pilon est perdu, Cléon est mort) puis chez les Spartiates (qui eux aussi ont perdu leur pilon, Brasidas). L’image est aussi simple que dramaturgiquement parlante. Les dieux se sont retirés au plus haut du ciel pour ne plus subir le spectacle désolant e la guerre qui déchire les Grecs. Polémos a enfermé Paix au fond d’une grotte.
L’effort que doivent faire toutes les cités grecques pour en finir avec la guerre est théâtralement traduit par cette corde sur laquelle les choreutes vont tirer d’un commun effort pour faire sortir la déesse de sa prison souterraine. 2. L’évocation sarcastique de Lamakhos (Vatenguerre) et de Cléon Dans la traduction de notre édition Folio, Lavendage tout occupé à tirer sur la corde, -6Cercle de Réflexion Universitaire du lycée Chateaubriand de bouscule un tire-au-flanc en lui disant Espèce de Vatenguerre, ! tu triches ! tu 0 2