HANNAH ARENDT L’amour du monde

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n090 2006 HANNAH ARENDT Camour du monde Ce document nous plonge au cœur du XXème siècle en compagnie d’Hannah Arendt, une philosophe sans équivalent, dont la dimension commence à peine à être reconnue. Hannah Arendt propose une réflexion sur la nouveauté radicale de notre époque, réflexion qui associe le totalitarisme au renoncement à la politique. Selon elle, tant que les hommes cesseront de penser et surtout de prendre la parole dans l’espac de la barbarie. pour l’amour du mon Mots-clés (Compatibl 2 Svip next page pas à l’abri met en garde.

Totalitarisme, banalité du mal, pluralité, espace public, travail, olitique, révolution, démocratie, pouvoir SOMMAIRE PRESENTATION POURQUOI FAUT-IL LIRE HANNAH ARENDT AUJOURD’HUI ? SON HISTOIRE Une jeunesse allemande Exil mouvementé en France Le refuge aux Etats-Unis LE TOTALITARISME Comment cela a-t-il pu être possible ? La loi et la terreur Les masses que d’arrêter de penser UNE AUTRE POLITIQUE EST-ELLE POSSIBLE ? Comment expliquer le discrédit actuel de la politique ? Pistes de réflexion.

CONCLUSION Pour en savoir plus – —Hannah Arendt, ou l’amour du monde est une oeuvre collective réalisée et écrite sous la coordination du chantier de I’ICEM-PEDAGOGIE FREINET ( bt2@icem-freinet. org) Auteur : Annie coli Coordination du projet : Laurence Bouchet Collaborateurs de l’auteur : les élèves de la TES3 de Laurence Bouchet, Marjolaine Billebault, Marité Broisin, Jacques Brunet, Annie Dhénin, Jean Yves Fournier, Pierrette Guibourdenche, Coordination générale du chantier BT2 de l’Institut coopératif de l’École Moderne : Claire Vapillon Iconographie : Ouverture : Graphisme A.

Dhénin p. 10: DR (A. D. ) 2 Si penser, c’est vraiment comprendre ce qui fait la nouveauté et la spécificité de notre temps, Hannah Arendt est au XXème siècle une philosophe sans équivalent. Derrière les thèmes de la banalité du mal, de la critique du travail, derrière le projet de rendre la politique aux citoyens, se dessine une sorte de fil directeur de sa pensée, une incitation à rompre avec le conformisme et l’indifférence de nos Vies, mais sans que cela soit asséné, tant elle refusait d’apparaître comme une donneuse de leçons.

Sa condition de juive alle 2 2 pourquoi sa réflexion qu’elle juge Irrecevables. Celle qui consiste à dire que le totalitarisme serait une simple résultante de la haine du juif ctivée dès le début du christianisme, mais aussi celle qui s’appuie sur la soi-disant monstruosité nichée en chacun de nous qui entraînerait, le moment venu, le déchaînement génocidaire. Le totalitarisme est un phénomène inédit qui n’est pas apparu au XXe siècle par hasard, mais au contraire parce que certains éléments nouveaux ont permis sa cristallisation.

Bien après le risque de la terreur, la menace persiste car notre époque ne s’est pas débarrassée du terreau dans lequel il a surgi. L’élément de base, c’est l’existence d’une société de masse caractérisée par son indifférence totale ? a politique, liée au sentiment de son impuissance la plus grande. Hannah Arendt nous rappelle alors sans cesse que chaque homme est porteur d’une singularité irremplaçable qui doit se manifester dans l’espace public pour que le concept de liberté ait encore un sens.

Autrement dit, seul le fait de prendre la parole pour s’emparer enfin de la chose politique, discuter des affaires communes, peut nous affranchir du conformisme de la masse. Venir au monde, c’est être d’emblée confronté à la pluralité, c’est une nouvelle espérance qui surgit tant il est vrai que « les hommes ne sont pas nés pour mourir ais pour innover » A travers une analyse de notre passé le plus sombre, Hannah Arendt nous donne des forces, un véritable élan pour l’amour du monde. POURQUOI FAUT-IL LIRE HANNAH ARENDT AUJOU 3 2 Il faut la lire pour croire en nous-mêmes, en notre singularité, en notre pouvoir de citoyen, pour sortir de notre mutisme, de notre solitude intellectuelle. La liberté ne consiste pas dans le fait de choisir notre travail, nos amours, voire notre manière de consommer. Le confort et le repli de notre vie personnelle ne sauraient suffire à nos vies. Nous rendre dans l’espace public, y prendre la parole sont les euls moyens de retrouver les conditions de notre humanité, cette attitude est la manifestation la plus authentique de notre liberté.

Sa pensée va donc à contre courant : non seulement les gens n’ont pas envie de faire de la politique, à la fois parce qu’ils ne s’en croient pas capables mais aussi parce qu’ils sont persuadés que cela ne sert à rien, et ils ne pensent pas du tout que leur liberté soit en jeu a ce niveau. Le pourcentage des abstentions aux élections démocratiques ne cesse de croître, les gens ne vont plus voter car ils ne croient plus aux beaux discours des hommes olitiques, ils voient bien que le chômage perdure quels que soient les gouvernements.

Les plus désespérés se réfugient dans un vote protestataire qui permit à l’extrême droite d’être présente en 2002, au deuxième tour des élections présidentielles, les plus en colère ont des comportements suicidaires en provoquant des émeutes dans leurs quartiers déshérités. « Le danger consiste en ce que nous devenions de véritables habitants du désert et que nous nous sentions bien chez lui. » Ainsi se termine un petit ouvrage de Hannah Arendt intitulé . Qu’est-ce que la politique ? Etrange phrase…

De quel désert s’agit-il et pourquoi 4 2 Arendt intitulé : Qu’est-ce que la politique ? Etrange phrase… De quel désert s’agit-il et pourquoi nous y sentirions nous bien ? Cette mise en garde est un condensé de la pensée de Hannah Arendt. Elle ne fait pas allusion au désert d’Afrique bien sûr, mais ? celui de notre monde occidental. Cette métaphore désigne notre absence de points de repères. Bien que noyés sous les informations et les images de toutes sortes nous vivons dans le désert de nos vies privées et cela semble bien faire notre bonheur.

Autrement dit, otre passivité de citoyen consommateur nous suffit. Nous avons sous nos yeux le spectacle d’un monde auquel nous ne pouvons rien changer et nous acceptons sans trop de problèmes cette fatalité. « Tant que nous souffrons, dans les conditions du désert, nous sommes encore humains, encore intacts » ajoute t-elle. Etrange diagnostic. Paradoxe contemporain, notre bonheur n’est pas bon signe ! Il montre que nous avons renoncé à ce qui fait notre humanité véritable, c’est-à-dire à notre liberté. Mais notre démocratie n’est-elle pas justement le garant absolu de cette liberté ?

Etrange philosophe, qui d’ailleurs refusait cette appellation, et se voulait plutôt penseur de la politique. Elle distingue donc le monde humain d’un côté et le désert de l’autre. Tant que nous souffrons, dans les conditions du désert, nous sommes encore humains, encore s 2 en 1975) celui du spectacle. Le temps que nous passons ? travailler nous occupe à tel point, que nous n’avons guère la force de mener à bien d’autres activités librement choisies. Nous nous replions ainsi sur notre vie privée, notre intimité qui devient le seul domaine dans lequel nous essayons encore d’avoir un peu de pouvoir.

L’accumulation de nos objets techniques favorise notre individualisme, grâce au téléphone, à l’ordinateur, à la télévision, les rencontres sont devenues secondaires. A vrai dire notre seule liberté est celle de consommer et on nous invite à nous singulariser, à trouver notre style de cette seule manière, puisque nous consommons non seulement des produits vitaux mais aussi des vêtements, des voyages organisés, des produits culturels. Dis-moi ce que tu consommes, je te dirai qui tu es. Tout cela nous dispense de nous occuper des affaires communes, c’est-à-dire de ce qui relève de la politique.

L’habitude est prise que des spécialistes s’en chargent ? notre place, et nous trouvons cela parfaitement normal. La politique est d’ailleurs discréditée par les médias, et chacun se contente d’alimenter dans son coin cette dérision généralisée. 4 Dans la Presse d’actualité : Marche pour la paix à Clichy sous Bois, le 29 octobre 2005. Certains habitants portent la mention « Morts pour rien » sur leur T. shirt. « Début Novembre 2005, trois jeunes apeurés par un contrôle policier tentent de se cacher dans un transformateur électrique, à Clichy-sous-bois, une banlieue ouvrière pauvre de la région parisienne.

Deux d’ente eux meurent électrocutés et le troisième est gravement brûlé. Connaissant la 6 2 parisienne. Deux d’ente eux meurent électrocutés et le troisième est gravement brûlé. Connaissant la dangerosité des lieux, les policiers ne leur porteront aucun secours et les présentent comme des délinquants connus, ce qui se révèlera inexact. Ces faits provoquent immédiatement des manifestations suivies d’émeutes dans la ville. Lesquelles s’étendront rapidement à d’autres quartiers de la région parisienne et ensuite à toute la France.

Les émeutes ont duré presque deux semaines et se calment juste vant que le gouvernement décrète l’état d’urgence. Ces évènements surviennent à la suite des propos méprisants et agressifs, du ministre de Pintérieur (l’intention de « nettoyer les quartiers » et la référence à la « racaille ») qui avaient déjà fait monter la tension. La mort des jeunes a mis le feu aux poudres. Le vrai problème posé par leur révolte et leurs émeutes est, avant tout, leur isolement du reste de la société. Ces incendies ne furent pas accompagnés de prises de paroles politiques. ? D’après un long article écrit par Charles Reeve dans la revue Oiseau — Tempête La Pnyx (colline de l’Agora à Athènes). Au Vème siècle avant JC, Athènes est une démocratie directe où tous les citoyens participent dans [‘Assemblée au gouvernement de l’Etat ; les citoyens siégeaient à la Pnyx : il suffit d’un quorum de 6 000 votants pour les actions les plus graves. L’opinion publique est très sévère pour quiconque paraît se désintéresser des affaires de l’Etat. Machines de tirage au sort. Qui est apte à gouverner ? e demande Platon dans La République Est-ce le plus vieux ? Le plus savant ? Le plus riche ? L 2 demande Platon dans La République Est-ce le plus vieux ? Le plus savant ? Le plus riche ? Le mieux né ? Ou n’importe qui ? La réponse de la démocratie est : n’importe qui. Dans La haine de la démocratie, le philosophe contemporain Jacques Rancière dit : « Le tirage au sort a fait l’objet d’un formidable travail d’oubli, pourtant il ne favorise pas plus les incompétents que les compétents » Mais où est donc le danger ?

Ne pourrions-nous pas nous contenter d’un tel monde ? Nous avons des droits, nos enfants sont scolarisés, nous n’avons pas de prisonniers politiques, ne sommes nous pas privilégiés ? Notre monde n’est-il pas objet de convoitises de a part des populations misérables ? Pour Hannah Arendt, même si nous ne sommes plus menacés directement par la terreur aveugle, nous le sommes par l’indifférence généralisée. Le danger est que tout est prêt dans ce monde pour que les hommes soient superflus, c’est-à-dire pour qu’ils n’aient plus le sentiment d’avoir un rôle à jouer.

Ils le deviennent dès que la machine avance toute seule, celle de l’économie, celle de la marchandisation du monde, celle du progrès technique et que chaque homme se sent totalement impuissant à changer quoique ce soit. Rendre les hommes superflus, tel était le projet otalitaire. Les systèmes totalitaires du XXème siècle ont inventé les camps de concentration pour réaliser ce projet hallucinant : déshumaniser les hommes, les priver d’identité, les réduire à l’état animal, les épuiser par des travaux absurdes.

Mais où est le rapport, pourrions nous rétorquer, entre ces crimes et notre douillette condition de citoyen privilégié 8 2 pourrions nous rétorquer, entre ces crimes et notre douillette condition de citoyen privilégié ? Bien sûr, nous ne nous sentons pas immédiatement menacés par le totalitarisme, mais dès lors que Ihomme est devenu superflu, dès que chaque omme se croit inutile, le danger totalitaire peut ressurgir, nous dit elle. Hannah Arendt entreprend, à sa manière, de nous réveiller. Sa pensée est donc révolutionnaire, mais dans un sens particulier.

Il ne s’agit pour elle ni de faire table rase du passé ni de nous promettre des lendemains qui chantent, mais de nous inciter à prendre en main notre histoire même si elle sait toutes les limites de l’entreprise. Il s’agit d’abord de sauver notre humanité du conformisme et de l’uniformité, du divertissement avilissant. Sa critique radicale de la société, sa connaissance des valeurs du passé nous ouvrent des erspectives passionnantes. 5 Hannah Arendt doit sa lucidité tant à son histoire personnelle qu’aux amitiés qu’elle a su garder tout au long de sa vie avec des penseurs exceptionnels.

Elle n’avait que 26 ans, quand elle dut se réfugier en France pour fuir le nazisme, en 1933. Dès lors elle a consacré sa vie à essayer de comprendre comment un tel fait a pu être possible. Une jeunesse allemande. Elle est née en 1906 près de Hanovre en Allemagne, dans une famille juive de notables où la bibliothèque était fournie en auteurs grecs et romains dont elle ne cessera de s’inspirer. Sa mère était une admiratrice de Rosa Luxemburg, autant d’éléments disparates qui seront les pièces maîtresses de ses réflexions.

En 1913 son père in énieur, meurt d’une maladie 2 les pièces maitresses de ses réflexions. En 1913 son père ingénieur, meurt d’une maladie inavouable contractée dans sa jeunesse, la syphilis ; elle n’a que sept ans, mais passe beaucoup de temps à son chevet. Lycéenne à Berlin, à quinze ans, elle proclame son athéisme en classe, organise le boycott d’un de ses professeurs ce qui lui vaut d’être renvoyée. En avance d’un an, elle passe son abitur (équivalent du accalauréat) en candidate libre. A l’université de Marburg elle rencontre Heidegger avec qui elle aura une liaison.

En lisant les lettres de poésie pure que le grand maître adresse à son élève, on prend la mesure de cet amour hors du commun. Tenant à la paix de son ménage le philosophe refuse de quitter sa femme pour elle, mais ils correspondront sans cesse et elle lui rendra de nombreuses Visites dont une dernière juste avant de mourir. Si elle s’écarte de ses thèses et surtout bien sûr de ses engagements (il adhère au parti nazi de Mai 1933 à Février 1934) elle reste nourrie par les analyses de son rofesseur notamment par celle de la technique, même si sa pensée est infiniment plus tournée vers la vie et le sens de la liberté.

Pendant ses études, elle rencontre Hans Jonas qui devient son ami, elle suit les cours de Jaspers avec qui elle passe sa thèse sur le concept d’amour chez Saint- Augustin. Toute sa vie elle correspondra avec lui et lui rendra visite, il fut donc l’ami de toujours. Husserl fut aussi pour elle un grand maître. En 1929, elle se marie avec Günther Stern, un intellectuel ju’f, dont elle partage les convictions politiques. Le couple s’installe ? Francfort où elle suit les séminai 0 2