Arendt Morale

essay B

Pour W. H. Auden Ce texte rédigé pour une conférence prononcée à la New School for Social Research le 30 octobre 1970 et remanié pour sa publication sous le titre Thinking and Moral Considerations. A Lecture, dans la revue Socia. l Research (38/3, Fau 1971), constitue le premier écrit du projet, dont Hannah Arendt nia laissé à sa mort que des notes, rassem blées et éditées par Mary McCarthy sous le titre La Vie de l’esprit (en 2 vol. POP. , 1981-1983).

Parler de la pensée me semble tellement présomptueux que j’ une justification. Tl y ue or47 je relatais le procès d ch,. to View j’avais parlé de la b ar là non pas une th evoir s que quelque chose de tout a tait factuel, un ph nomène de forfaits commis à une échelle gigantesque et impossibles à rattacher à quelque méchanceté particulière, à quelque pathologie ou conviction idéologique de l’agent, lequel se distinguait peut être uniquement par une extraordinaire super ficialité.

Aussi monstrueux qu’aient été les faits, l’agent n’était ni monstrueux ni démoniaque, et la seule caractéristique décelable dans son passé 25 comme dans son comportement durant le procès et l’interrogatoire de police était un fait négatif : ce ‘était pas de la stupidité mais une curieuse et difficulté à accepter un système de règles abso lument différent. Il savait que ce qu’il avait alors considéré comme un devoir était à présent appelé un crime, et il acceptait ce nouveau code pénal Comme un nouveau langage, sans plus. ? sa pro vision d’expre ssions toutes faites, passablement limitée, il en avait ajouté quelques nouvelles et était complètement perdu lorsqu’il devait affronter une situation à laquelle aucune d’elles ne s’appli quait, comme dans cas grotesque où il avait dû faire un discours devant la potence et utiliser les lichés des oraisons funèbres, recours d’autant plus déplacé qu’il n’était pas le survivant 1.

Tl ne lui était jamais venu à l’esprit d’imag iner ce que seraient ses dernières paroles dans le cas dune peine de mort, pourtant attendue tout au long du procès, et il n’avait jamais tiqué devant les inconsistances et les contradictions flagrantes des interrogatorres et des contre-interrogatoires. Les clichés, les phrases toutes faites, l’adhésion à des codes d’expression ou de conduite conventionnels et standardisés, ont socialement la fonction reconnue de nous protéger 26 e la réalité, de cette exigence de pensée que les événements et les faits éveillent en vertu de leur existence.

Si nous répondions tout le temps à cette exigence, nous serions très rapidement épuisés ; avec Eichmann, c’était différe nt: de toute évi dence, il ne connaissait pas une telle exigence. Cette totale absence de pensée avait attiré mon attention. Faire le mal (non seulement les péchés par omission, mais les péchés par action) est il possible quand OF le mal (non seulement les péchés par omission, mais les péchés par action) est-il possible quand manquent, outre les « motifs répré ensibles » (selon la terminologie du droit), un quelconque motif, le moindre intérêt ou une voli tion particu lière?

Est-ce que la méchanceté, de quelque façon qu’on la définisse, ce « parti de s’ af fmner mauvais », n’est pas une condition néces saire à l’accomplissement d’une action mauva ise? Est-ce que notre aptitude à juger, à distinguer le bien du mal, le beau du laid, est dépendante de notre faculté de penser ? Est-ce que l’inaptitude à penser et le désastreux manque de ce que nous nommons conscience coincident?

La question qui s’imposait était: l’activité de penser enielle-même, l’ habitude e tout examiner et de réfléchir à tout ce qui arrive, sans égard au contenu spécifique et sans souci des conséquences, cette activité peut-elle être de nature telle qu’elle « conditi onne» les hommes à ne pas faire le mal? (Le mot même de con-science, de toutes les façons, semble bien l’indiquer, dans 27 la mesure où il signifie « connaître avec et par soi» ; un type de connaissance qui est actualisé par toute activité de pensée. Enfm, l’urgence de ces’ questions n’est-elle pas renforcée par le fait bien connu, et plutôt inquiétant, que seules les bonnes ens sont dérangés par une mauvaise conscience, tandis que c’est tout à fait rare chez les vrais criminels? Une bonne conscience n’existe pas, si ce n’est en l’absence d’une mauvaise. Telles étaient les questions. pour s’exprimer différemment et utiliser le vocabulaire kantien, apres a étaient les questions.

Pour s’exprimer après avoir été alarmée par un phénomène – la quaestio facti – qui, bon gré mal gré, « m’avalt mise en possession d’un concept » (la banalité du mal), je ne pouvais m’empêcher de soulever la quaestio juris et de me demander « de quel droit je le possédais et je l’utilisais 2 Poser des questions telles que: « Qu’est-ce que la pensée? » « Qu’est-ce que le mal ? »n’est pas sans soulever des difficultés. Ces questions relèvent de la philosophie ou de la métaphysique, tennes désignant un champ d’investigation qui, comme chacun sait, est déconsidéré.

Sil ne s’agissait que de querelles positivistes et néo positivistes, nous n’aurions pas besoin de nous en inquiéter 3 La difficulté pr—vient non pas tant de ceux pour qui ces questions « ne veulent rien dire » que des métaphysiciens attaqués. De même que la crise de la rellgion a atteint son paroxysme orsque les théologiens, distincts de la vieille clique des non-croyants, ont entrepris de discuter la proposition « Dieu est mort Y, de même la crise de la philosophie et de la métaphysique s’est déclarée ouvertement quand les philosophes eux-mêmes ont commencé à proclamer la fin de la philosophie et de la métaphysique.

On pourra y trouver un avantage quand sera saisi ce que ces« fins» signi fient en réalité, non pas que Dieu soit « mort’ – une absurdité évidente à tous égards – mais que la manière dont Dieu a été pensé pendant des milliers d’années ne convainc plus ;ce n’est pas ue les vieilles questions, contem oraines de l’appariti PAGF OF d’années ne convainc plus ;ce n’est pas que les vieilles questions, contemporaines de l’apparition des hommes sur terre, soient devenues «dénuées de sens c’est le cadre de référence et la façon de les résoudre qui a perdu toute plau sibilité.

Ce qui a touché à sa fin, c’est la distinction élémentaire entre le sensible et le super-sensible, 28 29 avec la notion— au moins aussi ancienne que que tout ce qui n – est pas donné aux sens – Dieu ou 1— être— les principes premiers et les causes (archai) ou les idées -a plus de réalité, lus de vérité, plus de sens que ce qui apparait— ce qui n’est pas simplement au-delà de la per ception sensible mais au-dessus du monde des sens. Ce qui est « mort c’est la localisation de . es « vérités éternelles» mais aussi la distinction elle-même. Pendant ce temps— dans un registre de plus en plus strident— les quelques rares défen seurs de la métaphysique nous ont avertis du danger de nihilisme inhérent à cette évolution,’ et si toutefois ils ne l’évoquent pas souvent, ils ont en leur faveur un argument im ortant: il est bien vrai qu’une fois le supra-s né, son PAGF S a semé tant de confusion. Dans un passage significatif du Crépuscule des idoles, il clarifie le sens du mot Dieu dans Zarathoustra.

Ce n’était qu’un symbole de l’em pire du supra-sensible tel que l’entendait la Parménide— 30 métaphysique; il utilise alors le mot « monde vrai» à la place de Dieu et dit: « Nous avons aboli le monde vrai. Quel monde restait-il 1 Peut être celui de l’apparence Oh non! avec le monde vrai nous avons aussi aboli le monde des apparences 4. » Ces « morts » modernes, celle de Dieu, de la métaphysique, de la philosophie, et conséquem ent du positivisme, sont certainement des évenements d’une importance considérable, mais elles ne sont après tout que des événements de pensée, et, même si elles en! « etiennent un rapport intime avec nos façons de penser, elles ne concernent pas pour autant notre capacité de penser, le fait brut que l’homme est un être pensant. Par là j’entends que 1— homme a une inclination et, s — il n’est pas tenu de façon trop urgente à subvenir à ses besoins, il a un besoin (le « besoin de la raison» de Kant) de penser par delà les limitations de la connaissance, d’utiliser vec plus de profit ses aptitudes intellectuelles, le pouvoir de son cerveau, plutôt que de les utiliser comme un instrument pour connaître •et agir.

Notre désir de savoir, qu’il soit né de nécessités pratiques, d’embarras théoriques ou de la simple curiosité, peut être satisfait lors ue est atteint le but recherché, tandis que onnais PAGF 6 OF sance n’est peut-être pas étanchable en raison de 31 l’immensité de l’inconnu et du fait que chaque domaine de la connaissance élargit les horizons du savoir; l’activité elle-même laisse derrière elle un trésor de connaissances que conserve et cultive haque civilisation comme une part et une par celle du monde.

L’activité de connaître n’est pas moins un acte d’édification du monde que celui de construire des maisons. L’inclination ou le besoin de penser, au contraire, même s’ils ne sont aiguisés par aucune des questions métaphysiques immémoriales, les « questions ultimes » sans réponses possibles, ne laissent rien de tangible, et ne peuvent non plus être figés par les intuitions supposées définitives des« sages».

Le besoin de penser ne peut être satisfait que par la pensée, et les pensées que j’ai eues hier ne peuvent satisfaire ujourd’hui ce besoin que dans la mesure où je peux les penser à nouveau. Nous devons à Kant la distinction entre la pensée etla connaissance, entre la raison, l’ur gence de penser et de comprendre, et l’intellect qui désire et est capable de connaissances certaines et vérifiables.

Kant lui-même croyait que le besoin de penser au-delà des limites de la connaissance n’était éveillé que par les vieilles questions méta physiques – Dieu, la liberté et l’immortalité et il avait « jugé nécessaire d’abolir le savoir pour laisser place à la croyance» ; il avait ansi jeté les ases d’une« métaphysique systématique» future comme « legs à la postérité 5 Mais ceci montre uniquement que Kant, encore retenu ar la tradi tion de la métaphysique, PAGF 7 OF .

Mais ceci montre uniquement que Kant, encore retenu par la tradi tion de la métaphysique, n’a jamais tout à fait réalisé ce qu’il avait fait, et son « legs à la posté rité » fut en fait la destruction de toute fondation de systèmes métaphysiques. Parce que la capa cité et le besoin de penser ne sont nullement restreints à des sujets particuliers, comme ces questions que la raison soulève sachant qu’elle ne era jamais capable d’y répondre. Kant n’a pas « aboli le s. voir» mais séparé la connaissance de la pensée, et il a fait place non à la croyance mais à la pensée. Comme il le suggère lui-même, il a bien « éliminé les obstacles que la raison place sur son propre chemin 6 Pour nous, et dans ce contexte, la distinction entre le savoir et la pensée est cruciale. Si l’ apti tude à discerner le bien du mal avait quelque rap port avec l’aptitude à penser, alors nous devrions pouvoir « exiger» son actualisation chez toute personne saine d’esprit, sans considération pour on érudition ou son ignorance, son intelligence ou sa stupidité.

Kant est presque le seul parmi les philosophes à être gêné parl’opinion courante que la philosophie ne concerne qu’une minorité, préci sément pour les conséquences morales qu’impli que une telle opinion. À ce propos, il notait : « La 32 33 stupidité est causée par un cœur mauvais 7 affirmation qui, ainsi form vraie. intelli gentes, et la méchanceté peut difficilement en -tre la cause, compte tenu du fait que l’absence de pensée comme la stupidité sont des phénomènes bien plus courants que la méchanceté.

Le problème éside précisément en ce qu’il n’est nullement nécessaire d’avoir un cœur mauvais, phénomène assez rare, pour causer de grands maux. Ainsi, en termes kantiens, l’on aurait besoin de la philo sophie, l’exercice de la raison en tant que fac—té de la pensée, pour prévenir le mal. Et c’est là une exigence considérable, même si nous assumons et accueillons favorablement le déclin de ces disciplines – philosophie et métaphy Sique – qui ont, durant tant de siècles, monopolisé cette faculté. Car la principale caractéristique de la pensée est d’interrompre toute action, toute activité ormale, quelle qu’elle soit.

Qu’importent les théories erronées des deux mondes, elles provien nent d’authentiques expériences. Parce qu’il est vrai qu’au moment même où nous commençons de penser à un sujet, quel qu’il soit, nous arrêtons toute activité, et, inversement, une quelconque activité interrompt le processus de pensée; c’est comme si nous nous déplacions dans un monde 34 différent. Faire et vivre, au sens le plus général de Inter homines esse, « être parmi les hommes» -l’équivalent latin d’être en vie empêchent sans nul doute la pensée.

Comme dit Valéry : « Tantôt e suis, tantôt je pense. » En rapport étroit avec cette situation, il reste le fait que la pensée traite toujours d’objets absents, dégagés de la perce tion sensible immédiate. Un objet de p ours une absents, dégagés de la perception sensible immédiate. Un objet de pensée est toujours une représentation , c’est-à-dire quelque chose ou quelqu’un qui est en réalité absent, et présen— uniquement à l’esprit, lequel, grâce à l’ima gination, peut la présenter sous la forme d’une image 8.

En d’autres termes: quand je pense, je me retire du monde des apparences, même si ma ensée a affaire à de simples objets qui sont donnes aux sens, et non pas à des invisibles, tels que les concepts ou les idées, vieux domaine de la pensée métaphysique. Pour que je pense ? quelqu’un, ce quelqu’un ne doit pas être perçu par les sens; tant que nous sommes avec lui, nous n’y pensons pas – même si nous pouvons réunir des impressions qui serviront par la suite à alimenter la pensée. Penser à quelqu’un en sa présence implique que nous nous éclipsions subrepticement et que nous nous conduisions comme s’il n’était plus là. 5 Ces remarques peuvent indiquer en quel sens a pensée, la quête de sens – plutôt que la soif de connaissance pour elle-même du scientifique-, peut paraitre « non naturelle comme si les hommes, en commençant à penser, s’engageaient dans une activité opposée à la condition humaine. La pensée en tant que telle, pas uniquement le penser d’événements et d’expériences extra ordinaires ou bien les vieilles questions méta physiques, mais toute réflexion qui ne sert pas la connaissance et qui n’est pas motivée par des buts pratiques – ce qui ferait de la ensée la servante de la connaissance, le simple buts