FRANCAIS
Victor Hugo – Ruy Blas – 1838 ACTE PREMIER Don SALLUSTE Le salon de Danaé dans le palais du roi, ? Mad id. Ameublement magnifique dans le goût demi-flamand du temps de Philippe IV. À gauche, une grande fenêtre à châssis dorés et à petits carreaux. Des deux côtés, sur un pan coupé, une porte basse donnant dans quelque appartement intérieur. Au fond, une grande cloison vitrée à châssis dorés s’ouvrant par une large porte également vitrée sur une longue galerie. Cette galerie, qui traverse t rideaux qui tombent table, un fauteuil, et Don Salluste entre p et de Gudiel, qui port OF
Svipe v uée par d’immenses Ison vitrée. Une he, suivi de Ruy Blas paquets qu’on dirait disposés pour un voyage. Don Salluste est vêtu de velours noir, costume de cour du temps de Charles Il. La toison d’or au cou. Par-dessus Ihabillement noir, un riche manteau de velours vert clair, brodé d’or et doublé de satin noir. Épée à grande coquille. Chapeau à plumes blanches. Gudiel est en noir, épée au côté. Ruy Blas est en livrée. Haut-de-chausses et justaucorps bruns. Surtout galonné, rouge et or. Tête nue. Sans épée. Scène première – Don Salluste De Bazan, Gudiel ; par instants Ruy
Blas. DON SALLUSTE. Ruy Blas, fermez la porte, – ouvrez cette fenêtre. Salluste va à la fenêtre. Ils dorment encor tous ici, — le jour va naître. Il se tourne brusquement vers Gudiel. Ah ! C’est un coup de foudre ! – oui, mon règne est passé, Gudiel ! – renvoyé, disgracié, chassé ! – Ah ! Tout perdre en un jour ! — l’aventure est secrète Encor, n’en parle pas. – oui, pour une amourette, – Chose, à mon âge, sotte et folle, j’en convien ! – Avec une suivante, une fille de rien ! Séduite, beau malheur ! Parce que la donzelle 10- Est à la reine, et vient de Neubourg avec elle,
Que cette créature a pleuré contre moi, Et trainé son enfant dans les chambres du roi ; Ordre de l’épouser. Je refuse. On m’exile. On m’exile ! Et vingt ans d’un labeur difficile, Vingt ans d’ambition, de travaux nuit et jour ; Le président haï des alcades de cour, Dont nul ne prononçait le nom sans épouvante , Le chef de la maison de Bazan, qui s’en vante ; Mon crédit, mon pouvoir ; tout ce que je rêvais, 20 – Tout ce que je faisais et tout ce que j’avais, Charge, emplois, honneurs, tout en un instant s’écroule Au milieu des éclats de rire de la foule ! Gudiel
Nul ne le sait encor, monseigneur. Don Salluste. Mais demain ! Demain, on le saura ! – nous serons en chemin. Je ne veux pas tomber, non, je veux disparaitre ! Il déboutonne violemment son pourpoint. – Tu m’agrafes toujours comme on agrafe un prêtre, Tu serres mon pourpoint, et j’étouffe, mon cher ! – II s’assied. Oh ! Mais je vais construire, et sans en avoir l’air, ne sape profonde, obscure et souter U 20F 13 s’assied. Une sape profonde, obscure et souterraine ! 30 – Chassé ! – II se lève. Gudiel. D’où vient le coup, monseigneur ? De la reine. Oh ! Je me vengerai, Gudiel ! Tu m’entends.
Toi dont je suis l’élève, et qui depuis vingt ans M’as aidé, m’as servi dans les choses passées, Tu sais bien jusqu’où vont dans l’ombre mes pensées, Comme un bon architecte, au coup d’oeil exercé, Connaît la profondeur du puits qu’il a creusé. Je pars. Je vais aller à Finlas, en Castille, Dans mes états, – et là, songer ! – pour une fille ! Toi, règle le départ, car nous sommes pressés. 40 -Moi, je vais dire un mot au drôle que tu sais. À tout hasard. Peut-il me servir ? Je l’ignore. ci jusqu’à ce soir je suis le maitre encore. Je me vengerai, va ! Comment ? Je ne sais pas ;
Mais je veux que ce soit effrayant ! – de ce pas Va faire nos apprêts, et hâte-toi. – silence ! Tu pars avec moi. Va. Gudiel salue et sort. — don Salluste appelant. — Ruy Blas ! Ruy Blas, se présentant à la porte du fond. Votre excellence ? Comme je ne dois plus coucher dans le palais, Il faut laisser les clefs et clore les volets. Ruy Blas. s’inclinant. Monseigneur, il suffit. Écoutez, i 3 dans la galerie, En allant de la messe à sa chambre d’honneur, Dans deux heures. Ruy glas, soyez là. Ruy Blas. Monseigneur, J’y serai. Don Salluste, à la fenêtre. Voyez-vous cet homme dans la place
Qui montre aux gens de garde un papier, et qui passe ? Faites-lui, sans parler, signe qu’il peut monter. Par l’escalier étroit. Ruy Blas obéit. Don Salluste continue en lui montrant la petite porte à droite. — avant de nous quitter, Dans cette chambre où sont les hommes de police, Voyez donc si les trois alguazils de service Sont éveillés. Ruy Blas. Il va à la porte, l’entr’ouvre et revient. Seigneur, ils dorment. Parlez bas. 60 – J’aurai besoin de vous, ne vous éloignez pas. Faites le guet afin que les fâcheux nous laissent. Entre don César De Bazan. Chapeau défoncé.
Grande cape déguenillée ui ne laisse voir de sa toilette que des bas mal tirés et des souliers crevés. Épée de spadassin. Au moment où il entre, lui et Ruy Blas se regardent et font en même temps, chacun de son côté, un geste de surprise. Don Salluste, les observant, à part. Ils se sont regardés ! Est-ce qu’ils se connaissent ? Ruy Blas sort. Scène Il — Don Salluste, Don César. 4 3 plasir de voir un gueux comme cela ! Don César, saluant. Je suis charmé… Monsieur, on sait de vos histoires. Don César, gracieusement. Qui sont de votre goût ? Oui, des plus méritoires. Don Charles De Mira l’autre nuit fut volé.
On lui prit son épée à fourreau ciselé Et son buffle. C’était la surveille de pâques. 70 – Seulement, comme il est chevalier de saint-Jacques, La bande lui laissa son manteau. Don César. Doux Jésus ! Pourquoi ? Parce que l’ordre était brodé dessus. Eh bien, que dites-vous de l’algarade ? Ah ! Diable ! Je dis que nous vivons dans un siècle effroyable ! Qu’allons-nous devenir, bon Dieu ! Si les voleurs Vont courtiser saint Jacque et le mettre des leurs ? Vous en étiez ! Eh bien, – oui ! S’il faut que je parle, J’étais là. Je n’ai pas touché votre don Charle, J’ai donné seulement des conseils.
Mieux encor. 80 – La lune étant couchée, hier, Plaza-Mayor, Toutes sortes de gens, sans coiffe et sans semelle, Qui hors d’un bouge affre faisant des vers sous les arcades. On s’est fort assommé. Ce n’est pas tout. Voyons. En France, on vous accuse, entre autres actions, Avec vos compagnons à toute loi rebelles, 90 – D’avoir ouvert sans clef la caisse des gabelles. Je ne dis pas. – la France est pays ennemi. En Flandre, rencontrant dom Paul Barthélemy, Lequel portait à Mons le produit d’un vignoble Qu’il venait de toucher pour le chapitre noble, Vous avez mis la main sur l’argent du clergé. En Flandre ? il se peut bien. J’ai beaucoup voyagé. – Est-ce tout ? Don César, la sueur de la honte, Lorsque je pense à vous, à la face me monte. Bon. Laissez-la monter. Notre famille… Non. 100 – Car vous seul à Madrid connaissez mon vrai nom. Ainsi ne parlons pas famille ! Une marquise Me disait l’autre jour en sortant de l’église – Quel est donc ce brigand ui là-bas nez au vent, Se carre, l’oeil au guet et I ant, 6 3 en spirale ? Don César, jetant un coup d’oeil sur sa toilette. Vous avez répondu : c’est ce cher Zafari ! Non ; J’ai rougi, monsieur. Eh bien ! La dame a ri. Voilà. J’aime beaucoup faire rire les femmes.
Vous n’allez fréquentant que spadassins infâmes ! Des clercs ! Des écoliers doux comme des moutons ! Partout on vous rencontre avec des jeannetons ! ô Lucindes d’amour ! ô douces ‘sabelles ! Eh bien ! Sur votre compte on en entend de belles ! Quoi ! L’on vous traite ainsi, beautés à l’oeil mutin, 120 – À qui je dis le soir mes sonnets du matin ! Enfin, Matalobos, ce voleur de Galice Qui désole Madrid malgré notre police, Il est de vos amis ! Raisonnons, s’il vous plait. Sans lui j’irais tout nu, ce qui serait fort laid. Me voyant sans habit, dans la rue, en décembre, La chose le toucha. ce fat parfumé d’ambre, Le comte d’Albe, à qui l’autre mois fut volé Son beau pourpoint de soie. Eh bien ? C’est moi qui l’ai. Matalobos me l’a donné. II entrouvre son manteau, qui laisse voir un superbe pourpoint de satin rose brodé d’or. Les poches en sont pleines De billets doux au comte adressés par centaines. Souvent, pauvre, amoureux, n’ayant rien sous la dent, J’avise une cuisine au soupirail ardent D’où la vapeur des mets aux narines me monte. Je m’assieds là. J’y lis les billets doux du comte, Et, trompant l’estomac et le coeur tour à tour, 40 – Jai l’odeur du festin et l’ombre de l’amour !
Don César… Mon cousin, tenez, trêve aux reproches. Je suis un grand seigneur, c’est vrai, l’un de vos proches ; Je m’appelle César, comte de Garofa ; Mais le sort de folie en naissant me coiffa. J’étais riche, j’avais des palais, des domaines, Je pouvais largement renter les Célimènes. Bah ! Mes vingt ans n’étaient pas encor révolus Que j’avais mangé tout ! Il ne me restait plus De mes prospérités, ou réelles ou fausses, 150 – Qu’un tas de créanciers hurlant après mes chausses. Ma foi, j’ai pris la fuite et j’ai changé de nom.
A présent, je ne suis qu’un joyeux compagnon, Zafari, que hors vous nul ne peut reconnaître. Vous ne me donnez pas du tout d’argent, mon maître ; Je m’en passe. Le soir, le front sur un pavé, Devant l’ancien palais des comtes de Tevé, Cest là, depuis neuf ans, que la nuit je m’arrête, – Je vais dormir avec le ciel bleu sur ma tête. Je suis heureux ainsi. Pardieu, c’est un beau sort ! 160 – Tout le monde me croit dans l’Inde, au diable, – mort. La fontaine voisine a de l’eau, j’y vais boire, B3 monde me croit dans l’Inde, au diable, – mort. Et puis je me promène avec un air de gloire.
Mon palais, d’où jadis mon argent s’envola, Appartient à cette heure au nonce Espinola. Cest bien. Quand par hasard jusque-là je m’enfonce, Je donne des avis aux ouvriers du nonce Occupés à sculpter sur la porte un Bacchus. – Maintenant, pouvez-vous me prêter dix écus ? Écoutez-moi… Don César, croisant les bras. Voyons à présent votre style. 170 – Je vous ai fait venir, c’est pour vous être utile. César, sans enfants, riche, et de plus votre aîné, Je vous vois à regret vers l’abîme entrainé ; Je veux vous en tirer. Bravache que vous êtes, Vous êtes malheureux. Je veux payer vos dettes,
Vous rendre vos palais, vous remettre à la cour, Et refaire de vous un beau seigneur d’amour. Que Zafari s’éteigne et que César renaisse. Je veux qu’à votre gré vous puisiez dans ma caisse, Sans crainte, à pleines mains, sans soin de l’avenir. 180 – Quand on a des parents il faut les soutenir, César, et pour les siens se montrer pitoyable. Pendant que don Salluste parle, le visage de don César prend une expression de plus en plus étonnée, joyeuse et confiante ; enfin il éclate. Vous avez toujours eu de l’esprit comme un diable, Et c’est fort éloquent ce que vous dites là.
Continuez. César, je ne mets condition. – dans l’instant je m’explique. Prenez d’abord ma bourse. Don César, empoignant la bourse, qui est pleine d’or. Ah ça ! C’est magnifique ! Et je vous vais donner cinq cents ducats.. Don César, ébloui. Marquis ! Don Salluste, continuant. Dès aujourd’hui. Pardieu, je vous suis tout acquis. Quant aux conditions, ordonnez. FOI de brave, 190 – Mon épée est à vous. Je deviens votre esclave, Et, si cela vous plaît, j’irai croiser le fer Avec don Spavento, capitan de l’enfer. Non, je n’accepte pas, don César, et pour cause, Votre épée.
Alors quoi ? Je n’ai guère autre chose. Don Salluste, se rapprochant de lui et baissant la voix. Vous connaissez, — et c’est en ce cas un bonheur, — Tous les gueux de Madrid ? Vous me faites honneur. Vous en traînez toujours après vous une meute ; Vous pourriez, au besoin, soulever une émeute, Je le sais. Tout cela peut-être servira. Don César, éclatant de rire. 200 – D’honneur ! Vous avez l’air de faire un opéra. Quelle part donnez-vous dans l’oeuvre à mon génie ? Sera-ce le poème ou bien la symphonie ? Commandez. Je suis fort pour le charivari. Don Salluste, eravement. 0 3