D’un château l’autre, Céline
D’un château l’autre, Céline Étude de la séquence 29 : de « Moi qui croyais ! » à « je vous raconterai » [P 152 à 171 (La Pléiade)] Le roman relate l’exil, de gré ou de force, des politiques du régime de Vichy, à Sigmaringen (ville du sud de l’Allemagne) à la fin de la seconde guerre mondiale : « les Allemands avalent de gré ou de force réuni en septembre 1944 la plupart des hommes politiques qui avaient joué un rôle officiel dans les derni passage étudié ici m narrateur fictif, doubl le sud de l’Allemagne fera un séjour de nov 2 S. v. p next page ent de Vichy. 1 » Le en, ville située dans 5). Aïcha von
Raumnitz (femme du policier allemand von Raumnitz) demande au narrateur — lequel se rend à la Milice de retrouver sa fille Hilda. Commence alors une longue déambulation du double fictif, dans laquelle la gare apparait comme un lieu orgiaque peuplé de femmes enceintes et de grands-mères, et où l’agitation est à son comble. Plus loin, des S. A. tuent un civil allemand, l’intervention de Laval (Pierre Laval, un des principaux politiques du gouvernement de Vichy) permettra d’éviter un carnage (réel ou fictif Céline intègre des descriptions anecdotiques de certains dirigeants politiques (Pétain et Laval notamment).
Ces dirigeants étant à l’époque persona non grata auprès de la majorité des français, l’auteur affirme sa voire de les justifier en partie ? Dun côté Céline dénonce, d’un autre il modère son propos et se fait juge et avocat des intéressés. Le lien à l’Histoire apparaît comme essentiel dans le roman. Toutefois, ramener le récit célinien à un simple récit historique et authentique est inapproprié. « II est de ces écrivains qui savent, non sans efforts parfois, faire sortir du fond des plus extrêmes misères ce premier signe d’un goût de vivre retrouvé : le rire. » Car Céline entretient, il est vrai, n rapport ambigu avec l’Histoire. « Toutes ces images ont l’énormité, la bizarrerie, le fantastique, ou quelquefois la beauté inattendue qui font d’elles l’expression adéquate d’un monde dont la guerre a éliminé toute norme, toute mesure, toute raison. 3 » Premièrement, on le verra, Céline a recours à une esthétique syntaxique novatrice : créativité syntaxique et analogique, rhétorique de la dépréciation, poétique de l’obscène.
Deuxièmement, on s’attardera sur la véracité historique célinienne, à savoir le rapport de Céline à l’Histoire et la dialectique de l’écriture de soi et du récit istorique. Le passage étudié dénote une créativité syntaxique et morphosyntaxique que l’on retrouve ? travers toute l’œuvre. Qu’il s’agisse de syllabes répétées : « queu leu les fifis4 « chichis cocottes », « à gogo ! 6 « reredémarrer7 », « glouglous de sang8 de mots ou groupes de mots répétés : « looping… looping rafales… rafales… icochets9 « morphine morphine », « tout de même… tout de mêmell « qui qui se tapera le plus de ganetouses qui qui pissera au plus loin ‘o eux ! Joyeuses ! primum ! Primum ! 12 « lui pas ! p 20F 12 plus loin joyeux ! Joyeuses ! primum ! Primum « lui as ! pas ! 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 Céline, Romans II, Gallimard, La Pléiade, édition établie et annotée par Henri Godard, 1974, notice, p 981. Ibid. , Préface, p XII. Ibid. , Préface, p XIII. Ibid. , p 155. Ibid. , p 157. p 161. p 165. , p 165. , p 153. , p 161. bid. , p 164. /6 „ pas ! 13 « trains sur trains… troubades et troubades14 b, cela montre à quel point le travail effectué sur la sonorité est important, et dans ce cas, il s’agit d’un travail sur l’insistance et la répétition. Certains mots sont défo 3 2 ur15 » (association de « danalogies syntaxiques : « marmelade écrabouillent tout ! 1 » Il s’agit ici d’une corrélation plus explicite, « marmelade » étant cependant placé avant l’action, et non après, comme on pourrait le penser : on obtient comme résultat de « écrabouillent tout ! ne vision de « marmelade », association simple de deux images pareilles à un slogan. La juxtaposition de deux mots de même nature : « malgré les shuppos qui lui sifflaient hurlaient après22 » ; « situations pires louches ces trains qui vont viennent23 » permet de réinventer la syntaxe standard tout en accentuant l’effet sémantique. Les deux mots de même nature, même s’ils sont séparés par un space, n’en deviennent pas moins un seul et même mot au sens renforcé et multiplié.
On retrouve une forme de rhétorique engendrée par une syntaxe déformée, hachée : « côté sanitaire, poste de secours, réfugiés… alors forcément, salles d’attente et prostitution ! 24 » Les adverbes « alors forcément » sont utilisés à des fins logiques ; ils permettent à l’auteur d’appuyer un propos à première vue cohérent, créant ainsi une analogie entre deux groupes de mots sans aucun verbe ni sujet L’auteur développe une rhétorique de la dépréciation. La syntaxe du langage est affectée par es déformations de sens.
Même si la dépréciation peut revêtir un caractère injurieux : « France gaspillonne ! Prétentiarde conne le redécoupage syntaxique célinien (disparition des sujets ou des verbes, phrases découpées en un ou deux mots) engendre souvent un effet poétique. Les associations dépréciatives : « Vénus centenaires ! marmites Nacht-Nebe126 », « Roméos moumoutes, Caruso mélé ues mâles munitions 4 2 moumoutes, Caruso mêlécasses phtisiques mâles munitions dans les voies en aqueducs croulés ! 7 « des vieilles à fils quelque part28 » permettent de mettre sur le même plan syntaxique es termes courants / familiers et des références connues ou littéraires Roméos » et « moumoutes d’établir des analogies entre des termes au sens éloignés mâles » et « munitions « vieilles » ayant des « fils quelque part L’éloignement sémantique ou 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 bid. , p 169. Ibid. , p 158. Céline, Romans Il, Gallimard, La Pléiade, édition présentée, établie et annotée par Henri Godard, 1974, p 154.
Ibid. , p 155. Ibid. , p 162. Ibid. , p 159. Ibid. , p 160. 2 On n’est pas loin de la satire d’un Juvénal… La forme de rhétorique de la dépréciation littéraire est souvent ngendrée par le passage de la référence littéraire au prosaïque : « not to be gamelles » La référence à Shakespeare (une partie de la tirade d’Hamlet dans la pièce homonyme) en est réduite à la question du repas, de la nourriture et perd donc son sens philosophique premier. Vers une poétique de l’obscène ?
Lors de la comparaison Hilda / animal : « elle faisait, jugé sec, « 16 sur 20 » au « Concours Animal des filles »31 « vraiment la belle animale boche32 la dépréciation vire à l’obscène. Toutefois l’analogie tend vers une démonstration et vers une poétique que l’on retrouve égulièrement dans Pceuvre. Céline déshumanise la belle Hilda tout en minimisant son propos qu’il qualifie de raciste : « moi qui suis extrêmement raciste je me méfie des extravagances des croisements… mais là, I’Hilda, je dois admettre, c’était réussi ! 3 » Mais n’est-ce pas là une atténuation du racisme attribué à son double fictif, et, par corrélation, à lui-même ? On relève de nombreuses visions obscènes et vulgaires : « et rute et sperme sans regarder ! poux, gale, vérole et les amours ! les pauvres petites branlettes verbeuses34 « salle dattente et prostitution ! 5 « suants, poilus, puants et tout bandants 36 « Les plus pires priapiques gibbons ! 37 « là on faisait pipi à même, sur les banquettes… et en chantant contre le pianiste jeux d’urines ! 8 » Le récit célinien semble une démonstration par le rire gras, viscéral, sarcastique, mais aussi par le feuilleton – une tranche d’histoire revisitée – intime des gran 6 2 feuilleton – une tranche dhistoire revisitée – intime des grands politiques déchus et de leur « cour La véracité historique selon Céline ? Céline raconte sa version des faits : Il insère un moment de sa vie (Sigmaringen, la débâcle e la fin de la 2nde guerre mondiale du côté collabo et allemand) à l’Histoire. Il s’affirme comme un « vrai » témoin de l’Histoire.
La variété des références historiques : R. A. F. , L. V. F. , Pétain, Laval, De Gaulle, … etc. , témoigne de la prédominance d’un récit historique en corrélation avec le récit fictif. Il faut replacer l’écriture de ce roman dans son contexte : il s’agit dun récit novateur, car il met en scène un narrateur, le personnage principal, qui se retrouve du côté des collaborateurs. Ce qui est frappant : Céline, même après nombre d’années, reste, our l’opinion publique, l’un des « grands » traîtres, l’un des collaborateurs, bien que cela ne reflète pas la réalité.
Peut-être la confusion entre antisémite et collaborateur y est-elle pour quelque chose. Malgré son amnistie (1951), Céline demeure le « mouton noir » de la littérature pour l’opinion publique. Comment alors redorer son blason d’homme-écrivain – entaché par les prises de position virulentes dans des 29 30 31 32 33 34 35 36 37 38 moquerie : « peut-être il est anti-HitIer sûrement il est antifrançais 139 », « « les assistées » de notre mairie… ui ! oui ! la nôtre ! a française « mièvrerie gauloise, terreur que le ciel tombe ! 41 » II décrédibilise le côté français : l’autre est anti-Hitler puisqu’il est anti-français, cela revient à dire que la France est du côté d’Hitler ; il compare les français à des assistés ; il rappelle l’association gaulois / français, doù l’analogie français / superstitieux comme l’étaient les gaulois.
Il adopte la figure du paria, une position victimaire : « Il va sans dire que je peux rien attendre de De Gaulle, quelque indemnité ou diplôme ils [De Gaulle et Mollet] pensent que ç’aurait été béni que les boches me pendent ils [les ?diteurs] voient moi mort tous les livres leur jaillir des caves42 » Ainsi Céline parvient-il à tirer le récit à son avantage de différentes manières : grâce à un brouillage syntaxique et littéraire, à l’invention d’un double fictif qu’il tente de dédouaner en le lavant au possible de tout soupçon (et donc en minimisant son antisémitisme), grâce à la désignation (par Céline) des « vrais salauds » (ex : « ce ministre de la Santé auteur de ce Reichsprecept, Conti, fut reconnu à Nüremberg, foutu avéré génocide 43 », Céline fait ici référence à Léonardo Conti, chef de la Santé du Reich). Céline choisit de mener un récit découpé, entrecoupé, laissant le choix de la réorganisation et de l’interprétation au lecteur. Cependant cela n’entre-t-il pas en contradiction avec la vérité historique qu’il entend dévoiler au lecteur ?
N’est-ce pas justement une manière pour Céline de brouiller les pistes tant et tellement ue le lecteur, emm brouiller les pistes tant et tellement que le lecteur, emmené au fil de l’histoire, n’est plus capable d’identifier le réel de l’imaginaire ? Néanmoins, réduire le texte de Céline à cela n’est pas représentatif de la qualité de l’œuvre et e suffit pas à expliquer la dialectique de l’écriture de soi et du récit historique ainsi formée. Le texte est entrecoupé d’onomatopées : « ptaf ! rrrrac ! 44 « ptof45 », « boom46 ptaf ! 47 », « bang vlang ! 48 » Ce sont les bruits du dehors qu viennent perturber la lecture du récit vécu par le double fictif. Ces bruits ont tendance à être soudains et violents : bruits d’explosion (« boom arrachement (« rrrrac ! etc.
Les bruits des hommes au dehors, leur voix, viennent aussi déranger le fil continu du récit : « komm ! Komm49 « Ileb ! Lieb los ! Los », « Franzose ? Franzose ? Nein nein ! aus ! Raus » Cette soudaineté des bruits, qu’ils soient la résultante violente d’une réalité ponctuelle ou la conséquence de la parole humaine (en l’occurrence, ici, répétitions de syllabes / mots en langue étrangère (allemand) sortant de la bouche de militaires allemands), exprime une certaine rudesse de la réalité historique vécue par le double fictif. La musique ambiante et récurrente vibre par bribes : « Marlène ! La ! La ! sol dièse ! », « l’amour est enfant de bohème ! ? Lili Marlène » Elle se réverbère en échos détachés ? travers « Histoire, comme des ondes radios ayant parcouru le emps et l’espace que le souvenir capte et rappelle à l’ordre (chanson de Marlène Dietrich et paroles de l’opéra de Bizet, Carmen). L’Histoire relatée par Céline est déformée Marlène Dietrich et paroles de l’opéra de Bizet, Carmen). L’Histoire relatée par Céline est déformée et dénaturée par l’alternance et les analogies entre 39 40 41 42 43 45 46 47 48 49 50 51 52 bid. , p 156. Ibid. , p 165. Ibid. , p 166. et annotée par Henri Godard, 1974, p 157. , p 156. , p 154. p 157. p 160. , p 168. p 159. bid. , p 167. le récit historique et l’écrit 0 12 récit historique vient