radicaisation islamique
Questions de recherche / Research Questions – n040 http://vuww. ceri-sciences-po. org/publica/qdr. htm Boko Haram et le terrorisme islamiste au Nigeria : insurrection religieuse, contestation politique ou protestation sociale ? Marc-Antoine Pérouse de Montclos Questions de Recherche / Research Questions NC40 – 2012 Centre d’études et de recherches internationales Sciences Po – Juin 2012 http://vww. ceri-scie 2 Boko Haram et le ter religieuse, contestation politiqu Résumé or lai Sni* to View eria : insurrection Au Nigeria, la dérive terroriste du mouvement islamiste Boko
Haram interroge le rapport de la violence dite « religieuse » à HÉtat. Cette étude de terrain pose ainsi trois questions fondamentales qui tournent toutes autour de nos propres confusions sur les notions d’islamisation, de conversion, de radicalisation et de politisation du religieux, à savoir . S’agit-il d’une insurrection plus religieuse que politique ? – En quoi exprime-t-elle une révolte sociale ? En quoi signale-t-elle une radicalisation des formes de protestation des musulmans du Nord Nigeria ? ? l’analyse, il s’avère en l’occurrence que le mouvement Boko Haram est un révélateur du politique : non parce u’il est porteur d’un projet de société islamique, mais parce qu’il radicalisation de l’Islam ne se limite pas à des attentats terroristes, il est en revanche difficile de savoir en quoi la secte serait plus extrémiste, plus fanatique et plus mortifère que d’autres révoltes comme le soulèvement Maitatsine à Kano en 1980.
La capacité de Boko Haram à développer des ramifications internationales et à interférer dans les affaires gouvernementales n’est pas exceptionnelle en soi. Loin des clichés sur un prétendu choc des civilisations entre le Nord et le Sud, la ingularité de la secte au Nigeria s’apprécie d’abord au regard de son recours à des attentats-suicides. Or la dérive terroriste de Boko Haram doit beaucoup à la brutalité de la répresslon des forces de l’ordre, et pas seulement ? des contacts plus ou moins avérés et réguliers avec une mouvance jihadiste internationale.
Su m mary ln Nigeria, the Islamic terrorism of Bako Haram raises a lot of questions about the political relationship between so-called « religious » violence and the state. At least three of them expose our confusions about islamization, conversion, radicalization and the politicization of religion, amely: – Is it a religious uprising or a political contest for power? – How does it express a social revolt? – How indicative is it of a radicalization of the patterns of protest of the Muslims in Northern Nigeria?
A fieldwork study shows that Boko Haram is not so much political because it wants to reform the society, but mainly because it reveals the intrigues of a weak government and the fears of a nation in the making. Otherv/ise, the radicalizatlon of Islam cannot be limlted to terrorism and it is difficu the radicalization of Islam cannot be limited to terrorism and it is ifficult to know if the movement is more extremist, fanatic and murderous than previous uprising like the one of Maitatsine in Kano in 1980.
The capacity of Boko Haram to develop international connections and to challenge the state is not exceptional as such. Far from the clichés on a clash of civilizations between the North and the South, the specificity of the sect in Nigeria has more to do With its suicide attacks. Yet the terrorist evolution of Boko Haram was first and foremost caused by the brutaliry’ of the state repression, more than alleged contacts With an international jihadist movement. Marc-Antoine Pérouse de Montclos est docteur en science politique et chargé de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD).
Il travaille sur les conflits armés, les déplacements forcés de population et l’évaluation de l’aide humanitaire en Afrique subsaharienne. Diplômé de l’Institut d’études politiques (IEP) de Paris, il a vécu plusieurs années au Nigeria, en Afrique du Sud et au Kenya et accomplit régulièrement des missions d’études en Afrique. II est l’auteur de nombreux articles et livres dont Le Nigeria (1994), Violence et sécurité urbaines (1997), L’Aide humanitaire, aide à la uerre ? 2001), Villes et violences en Afrique subsaharienne (2002), Diaspora et terrorisme (2003), Guerres d’aujourd’hui (2007) et États faibles et sécurité privée en Afrique noire (2008). Questions de recherche / Research Questions – n04Û – Juin 2012 Sommaire l. Boko Haram : un objet mal identifié http://www. ceri-sciences-po. org/publica/qdr. htm l. Boko Haram : un objet mal identifié Il. une révolte sociale et religieuse — . Ill. L’extension de la menace islamiste, du local ? l’international …………… 13 IV.
Les erreurs à répétition des forces de sécurité 16 V. Le retour des théories du complot . VI. Un révélateur du politique VII. Une radicalisation en guise d’islamisation ? . .. 24 22 VIII. De la différence entre violences « religieuse » et « interconfessionnelle 28 Conclusion 31 Bibliographie 32 Questions de recherche / Research Questions – n040 – Juin 2012 4 Alternativement qualifié de groupe terroriste, de secte ou de mouvement islamiste, Boko Haram fait aujourd’hui la Une de l’actualité au Nigerial.
Le 26 août 2011, un attentat-suicide contre les bureaux des Nations Unies à Abuja a notamment révélé au grand jour la dim contre les bureaux es Nations unies à Abuja a notamment révélé au grand jour la dimension internationale prise par une organisation dont l’agenda politique et religieux était initialement très local. ‘attaque a provoqué la mort d’une vingtaine de personnes et depuis lors, les analystes se perdent en conjectures sur la nature des relations entre la secte et les Chabab en Somalie ou Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) au Mali.
Sur la scène politique nigériane, le mouvement Boko Haram est quant à lui devenu un acteur incontournable, qui a conservé toute sa force de frappe. Basé ? Malduguri dans la région excentrée u Borno, à la frontière du Niger, du Tchad et du Cameroun, il a ainsi obligé les autorités à renforcer la sécurité d’Abuja et à célébrer en huis clos le 51e anniversaire de l’indépendance le 1er octobre 2011, ceci sous prétexte de réduire les dépenses de l’État, en réalité pour éviter les rassemblements susceptibles de donner lieu à des attentats spectaculaires.
La menace terroriste a également transformé le paysage urbain en poussant le gouvernement à multiplier les checkpoints de l’armée et à interdire les motos taxis Okada, qui sont parfois utilisées par les militants de Boko Haram pour commettre des assassinats ciblés. Les embouteillages et les restrictions de circulation que provoquent ces dispositifs sécuritaires rappellent au quotidien que les autorités ne sont plus à l’abri d’une attaque, y compris dans la capitale fédérale du Nigeria, Abuja.
Aux yeux des stratèges, le cas Boko Haram paraît d’autant plus inquiétant qu’il se développe dans un pays qui connaît déjà de fortes tensions « religie plus inquiétant qu’il se développe dans un pays qui connaît déjà de fortes tensions « religieuses » et qui compte le plus grand nombre de musulmans en Afrique. De façon plus conjoncturelle, suite à la guerre en Libye, la prolifération d’armes au Sahel fait aussi craindre des attaques contre les alliés des États-Unis dans la région, notamment le gouvernement nigérian du président GoodluckJonathan, qui est lui-même chrétien.
A priori, rien ne prédestinait pourtant les partisans de Boko Haram à se rapprocher de la mouvance d’Al-Qaïda, qui professe une forme différente d’Islam. Lorsqu’elle s’enracine ? Malduguri au début des années 2000, la secte est d’abord et avant tout un mouvement de protestation sous l’égide d’un leader spirituel, Mohammed Yusuf. Après avoir fomenté leur première attaque contre des postes de police de PÉtat de Yobe fin 2003, ses éléments les plus radicaux disparaissent dans la nature et semblent se terrer en milieu rural. ? l’époque, on les suspecte plutôt d’être passés au Niger, au Tchad ou dans les montagnes Mandara à la frontière du Cameroun. Mais le mouvement se nourrit des désillusions qu’alimente la corruption des gouverneurs du Nord Nigeria chargés d’appliquer la charia. Il réapparaît sur le devant de la scène à la suite d’un affrontement avec la police à Kano en 2007. Depuis lors, le mouvement n’a essé d’élargir sa base sociale et géographique. Parallèlement, il a changé son mode opératoire en ayant recours à des attentats à la bombe.
De ce point de vue, l’émergence dun terrorisme islamiste au Nigeria interroge directement les sciences sociales, et pas seulement les diplomates et I islamiste au Nigeria interroge directement les sciences sociales, et pas seulement les diplomates et les décideurs politiques. Jusqu’à présent, Boko Haram a été relativement peu analysé par les chercheurs, une tendance qui reflète sans doute la difficulté à appréhender et comprendre un mouvement qui erdure depuis bientôt plus de dix ans2.
Le basculement de la rébellion dans le terrorisme questionne pourtant le rapport des insurgés à la violence politique et à l’État. Les particularités nigérianes de Boko Haram invitent en outre à une comparaison avec d’autres pays qui ont déjà fait vobjet de nombreuses publications académiques sur le sujet, notamment dans le monde arabe et afghano-pakistanais. À mon sens, la secte de Mohammed Yusuf pose trois questions fondamentales qui tournent toutes autour de nos propres confusions sur les notions d’islamisation, de conversion, de radicalisation et de olitisation du religieux, à savoir : 1 .
J’utilise concomitamment les termes de secte et de mouvement pour désigner « Boko Haram appellation populaire que rai retenue par facilité de langage, même si la « signature » du groupe renvoie à un autre nom (Jama’atu Ahlis-Sunnah Lidda’awati Wal Jihad). 2. Parmi les rares articles sur ce sujet, on peut citer : Abimbola Adesoji, « The Boko Haram Uprising and Islamic Revivalism in Nigeria Africa Spectrum, vol. 45, n02, 2010, pp. 5-108 ; Freedom Onuoha, « The Islamist challenge: Nigeria’s Boko Haram crisis explained », African Security Review, vol. 9, n02, 2010, pp. 54-67 ; Abimbola Adesojl, « Between Maitatsine and Boko Haram: Islamic Fundamentalism and the Response of th Between Maitatsine and Boko Haram: Islamic Fundamentalism and the Response of the Nigerian State Africa Today, vol. 57, n’4, 2011, pp. 99-119. – S’agit-il d’une insurrection plus religieuse que politique ? En quoi exprime-t-elle une révolte sociale ? En quoi signale-t-elle une radicalisation des formes de À partir d’une étude de terrain, il convient à cet égard de revenir sur la genèse du phénomène Boko Haram, tant dans ses rapports à l’Islam que dans sa capacité ? exprimer le rejet de la modernité occidentale et la frustration des exclus de la croissance3. Sur la base d’une organisation assez lâche et fragmentée depuis l’exécution de son leader spirituel Mohammed Yusuf en 2009, le groupe tient à la fois de la secte et du mouvement social.
Dès ses débuts, il est sectaire de par son intransigeance religieuse, son culte du chef, ses techniques d’endoctrinement, son Intolérance à l’égard des autres musulmans et son fonctionnement en vase clos, qui incite les fidèles à se marier exclusivement entre eux, notamment avec les veuves des « martyrs »4. ? mesure qu’il gagne du terrain, Boko Haram prend ensuite l’ampleur d’un mouvement de protestation sociale.
Au- delà de ses connexions avec une mouvance jihadiste internationale, il est en effet un révélateur du politique : non seulement parce qu’il dévoile les faiblesses dun État qui parait incapable de maintenir l’ordre et de gérer les conflits autrement que par la répression, mais aussi parce qu’il met en év l’ordre et de gérer les conflits autrement que par la répression, mais aussi parce qu’il met en évidence les pratiques mafieuses du ouvoir et les craintes de la population quant à une guerre de religions susceptible de compromettre l’unité nationale et la pérennité d’une république de type parlementaire et « laïque »5.
Les protestations islamiques ne sont évidemment pas nouvelles au Nigeria6.
Dans le Nord ? dominante musulmane, on distingue historiquement quatre principales tendances réformatrices, voire révolutionnaires suivant les époques, que l’on peut classer par ordre décroissant d’importance au regard de leur audience • – les confréries soufies, essentiellement la Qadiriyya et la Tijaniyya, qui pratiquent la méditation, herchent le salut dans l’extase et suivent les enseignements d’un cheikh charismatique et parfois mystique ; – les mouvements de type salafi, qui s’inspirent du wahhabisme saoudien et préconisent un retour à la religion originelle des ancêtres (sa af), notamment la « Société pour l’éradication des innovations maléfiques et le rétablissement de l’orthodoxie » (Jama’at Izalat al- Bida wa Iqamat al-Sunna) de feu cheikhs Abubakar Mahmud Gumi et Ismaila Idriss ibn Zakariwa.
Officiellement établie en 1978, cette derniere s’est scindée en deux factions, Pune basée à Kaduna sous l’égide e cheikh Yusuf Sambo Rigachikun, l’autre à Jos sous la directlon des cheikhs Samaila Idriss puis Sani Yahaya Jingir, qui les a finalement réunifiées sous sa coupe à la fin de l’année 2011 – les mouvements mahdistes et messianiques, parfois millénaristes, qui croient ? l’année 2011 millénaristes, qui croient à la venue d’un prophète et qul ont pu mener l’insurrection Maitatsine (« Celui qui maudit b) sous l’égide de Muhammad Marwa à Kano en 1980 ; 3. Les entretiens que j’ai conduits s’étalent en fait sur une vingtaine d’années, notamment avec des chefs religieux, des militants slamistes et des responsables de milices. Mes dernières missions dans le Nord du Nigeria datent d’octobre 2011 et mars 2012. J’ai systématiquement conservé l’anonymat de mes interlocuteurs. 4. Murray Last, « The pattern of Dissent: Boko Haram in Nigeria 2009 s, Annual Review of Islam in Africa, vol. 10, 2009, pp. 7-11. 5. ar « laïcité j’entends ici la neutralité de l’État nigérian telle qu’elle est proclamée dans l’article 10 de la Constitution de 1999, qui interdit d’adopter une religion officielle et d’établir une théocratie mais qui, contrairement au système français, n’institue as de séparation formelle entre l’Église et l’État. Ainsi, le gouvernement finance des tribunaux islamiques et subventionne le pèlerinage ? La Mecque. 6. Marc-Antoine Pérouse de Montclos, , « Vertus et malheurs de l’islam politique au Nigeria depuis 1803 in Muriel Gomez-perez (dir. ), L’Islam politique au Sud du Sahara : identités, discours et enjeux, Paris, Karthala, 2005, pp. 529-555 ; « Le Nigeria in Jean- Marc Balencie, Arnaud de La Grange (dira), Mondes rebelles. Guerres civiles et violences politiques, Paris, Michalon, 2001, pp. 721-749. 6 PAGF ID 01