Mercel Proust et l espace maison
INTRODUCTION Ce travail vise à explorer la représentation de l’espace dans « Combray », premier chapitre de Du Côté de chez Swann de Marcel Proust, qui introduit ainsi l’ensemble de l’œuvre que constituent les sept tomes d’A la recherche du temps perdu. Nous tentons d’y montrer que l’interrogation sur le temps, objet central de la Recherche, passe d’abord par une interrogation sur l’espace, et que cette dimension spatiale de l’œuvre, qui s’exprime fondamentalement sur le mode de l’ince le questionnement id or 17 des espaces toujours vagues, intermédiair de réminiscence.
L’e n mettant en scène nement du travail géographique devient la m taphore de l’entre-deux du sens. Cest cette hypothèse que nous essaierons ici d’éprouver, à travers l’analyse d’un certain nombre d’espaces qui structurent la narration de ce premier chapitre. l. Combray Le narrateur voit Combray comme une entité spatiale incertaine qui déclenche chez lui des sentiments mêlés et instables à la fois. Malgré la tristesse que cette ville évoque pour lui, il vit douloureusement son départ à la fin de son séjour, dans une certaine confusion des sentiments : « À l’habiter, Combray était un peu triste »1, « Ô mes pauvres
Combray par le vent. Il identifie sa présence, dès son arrivée a Combray, par la présence du vent en le cherchant ou en le repérant dans la ville. Ce qui est évident, c’est que la présence du vent caractérise l’instabilité de l’espace, il est orageux, son caractère mobile provoque l’inquiétude, l’incertitude, et la peur de l’inconnu3. Cela signifie que cette ville ne possède pas d’aspect stable pour le narrateur comme si elle était un espace inquiétant pour lui : « par le vent qui était pour moi le génie particulier de Combray.
Chaque année, le jour de notre arrivée, pour sentir ue j’étais bien à Combray, je montais le retrouver qui courait dans les sayons et me faisait courir ? sa suite4. » Ainsi Combray est-elle l’un des exemples de l’entre-deux dans le récit. Entre-deux géographique, d’une part, séparant deux côtés, celui de Méséglise et celui de Guermantes : « Car il y avait autour de Combray deux « côtés » pour les promenades 5, Cette fonction de carrefour, (Proust, 1987, p. lOS) ici comme partout dans ce texte, les citations de l’ouvrage renvoient au premier chapitre du roman Du côté de chez Swann, Ed.
Gallimard 1987, nous l’indiquerons dorénavant par CS en bas de page. Les autres références apparaissent en partie dans le texte. 2 (CS, P. 225) Le vent comme métaphore de l’instabilité se retrouve dans de nombreuses traditions littéraires. Dans la tradition littéraire arabe, on l’observe par exemple chez le grand poète Al-Mutanabbî, qui y trouve un son vers moyen d’exprimer son inq PAG » 3 Al-Mutanabbî, qui y trouve un moyen d’exprimer son inquiétude dans son vers JS si , que l’on peut traduire : « Inquiet comme si j’étais porté par le vent, je le dirige en direction du sud ou du nord 4 (CS, p. 25) (CS, P. 211) d’intersection de deux espaces se trouve d’ailleurs reproduite, en iniature, dans l’escalier de la maison, qui, centre dans le centre, devient ainsi le cœur du récit, lieu le plus précis de division de la ville toute entière : « comme si Combray n’avait consisté qu’en deux étages reliés par un mince escalier, » 6 A cet égard, il est signiflcatif que le lieu ainsi présenté comme le point central de l’organisation de l’espace soit un escalier, autrement dit un lieu de passage, de traversée, thème essentiel de l’œuvre proustienne.
D’autre part, Combray est un entre-deux temporel : espace de vacances, temps intermédiaire entre deux années. Ici encore, on emarque que la narration, de façon un peu contre-intuitive, fait le choix d’un lieu provisoire, intermédiaire, une maison autre que celle où vit Marcel, le narrateur, le reste de l’année, pour rendre compte de la période de son enfance, alors qu’on attendrait d’une entre rise bio raphique qu’elle s’attarde plutôt sur des lieux et des PAGF des vacances est normalement dépourvu de contraintes et libre de conditions, ce n’est pas le cas chez le narrateur.
On constate qu’il est forcé de vivre de façon monotone en respectant les coutumes familiales : diner à la même heure, se coucher à une heure recise, manger tous les samedis une heure en avance, aller tous les dimanches à l’église et suivre les protocoles comme shabiller pour se photographier : « comme on m’avait fait friser pour être photographié, comme une princesse de tragédie à qui pèseraient ces vains ornements, »7. Il.
La maison de Combray Appelée aussi « la maison de tante Léonie c’est une grande maison de deux étages avec jardin. Située entre deux rues « rue Saint-Hilaire, rue Saint-Jacques où était la maison de ma tante »8, c’est la maison de vacances du narrateur, où il passe les fêtes de Pâques, de Noël et du Nouvel an ainsi que les randes vacances d’été « n ous avions commencé à venir passer nos vacances à Combray. « 9 A l’intérieur de la maison, on trouve des espaces plus importants que d’autres par leur effet sur la vie du narrateur.
Des espaces qui lui déclenchent des réminiscences, qui restent gravées dans sa mémoire, tels que sa chambre, la salle à manger, les escaliers et le couloir. Nous allons voir comment ces lieux contribuent, par leur nature d’entre-deux, à exprimer l’instabilité chez le narrateur. Commençons par l’un des espaces les plus essentiels du (CS, p. 99) 225) 8 (CS, p. 105) 13 (CS, P. 105) (CS, P. 35) 7 récit, premier lieu de la Recherche : la chambre du narrateur. Sa relation avec sa chambre est une relation complexe, multilinéaire, pleine de contradictions.
Cest un espace de polarité des émotions. Dans son article sur l’image de la chambre chez Proust et Bachelard, Lassoued Khaliffa décrit l’opposition des deux écrivains sur leur regard à la chambre : « Bachelard conçoit le monde comme une attaque, et la chambre comme le succédané du sein maternel. À l’inverse, Marcel Proust la traduit, notamment dans le début de la Recherche, comme rendroit de la procrastination, de la douleur, de ‘enfermement » (Khaliffa, 2011, P. 6). Pour le narrateur, la chambre est à la fois l’espace du plaisir et du souci.
Il y trouve son désir, y fait ses rêves « une femme naissait pendant mon sommeil »10, y vit ses inquiétudes « ma chambre à coucher redevenait le point fixe et douloureux de mes préoccupations « 11. Bien qu’il clame qu’elle est à peine vivable, on voit qu’il y passe du temps pour lire : « je m’étais étendu sur mon lit, un livre à la main, dans ma chambre ». 12 Cest même dans cet espace que le na son premier chapitre, que PAGFSOF13 dans son désir de partir, de voyager, de s’éloigner.
Il n’entend que le bruit du train qui annonce son départ, il décrit un espace lolntain et vide où l’oiseau vole librement. Il n’a que l’image des voyageurs excités de leur départ, des malades obligés de voyager : « j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait Vétendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine »13.
Ainsi l’espace de la chambre est-il le seul espace qui en appelle d’autres, qui ouvre à un ailleurs, à un au-delà de Combray, toujours rêvé. Prenant le contre-pied du roman d’apprentissage et de l’ensemble des récits posant le voyage comme condition de l’expression d’une vie digne d’être racontée, Proust nous montre ici ce que l’espace clos peut renfermer de signifiant, de vie et de littérature.
Cette profondeur du sens du lieu est rendue possible par son caractère fondamentalement mouvant : car si un lieu peut appeler d’autres lieux comme l’escalier appelle la chambre ou la chambre appelle l’ailleurs du voyage, les lieux en eux-mêmes sont multiples : en fonction du moment de la journée ou des êtres qui s’y trouvent, un espace eut ainsi revêtir des significations tout à fait variées. Les émotions du narrateur s’opposent par exemple selon Vheure : sa présence dans sa chambre le jour ne lui fait pas autant de soucis que ce que la nuit amène.
La tristesse obscure de la nuit prend fin le matin. 10 (CS, P. 51) (CS, P. 56) amène. La tristesse obscure de la (CS, p. 56) 12 (CS, P. 148) (CS, P. 50) Le narrateur va plus loin encore dans sa relation spatiale avec sa chambre : réveillé en pleine nuit dans un espace qu’il ne reconnaît pas, il parvient à l’identifier grâce à la présence immobile des eubles dans la pièce. San incertitude de sa présence le force ? repérer les choses « certaines » liées à son espace.
Comme si l’identification du lieu était la condition de l’identification de soi, comme si les deux étaient inextricablement liées, il essaie de reconnaître sa chambre pour se reconnaître, et, dans un mouvement réciproque, de reconnaître son corps pour reconnaître son environnement : « Peut-être l’immobilité des choses autour de nous leur est-elle imposee par notre certitude que ce sont elles et non pas d’autres, par l’immobilité de notre pensée en face d’elles. ??14, « Mon corps cherchait à repérer la position de ses membres pour en induire la direction du mur, la place des meubles, pour reconstruire et pour nommer la demeure où il se trouvait. »15 Le sens de l’espace et des jours ambigu et son loisir préféré, la lecture. La même confusion sentimentale apparait clairement dans la lanterne magique.
Tandis qu’il admet que le changement de l’éclairage, qui provient de la présence de la lanterne, le dérange plus que cela le distrait, on le voit partir dans son imagination et dans ses rêves en regardant ? travers la lanterne, il s’invente des istoires, des amis qui l’accompagnent dans sa solitude : « ma tristesse n’en était qu’accrue, parce que rien que le changement d’éclairage détruisait l’habitude que j’avais de ma chambre »17 « Certes je leur trouvais du charme à ces brillantes projections .
Le narrateur décrit également la poignée de la porte comme un espace mobile qui s’ouvre tout seul, comme si elle était sa sortie de secours « Ce bouton de la porte de ma chambre semblait ouvrir tout seul, sans que j’eusse besoin de le tourner. »19 Bachelard, quant à lui, affirme cette idée dans son livre : « La oignée ouvre plus qu’elle ne ferme. » (Bachelard, 1961, P. 78). La relation spatiale du narrateur avec sa chambre ne s’arrête pas à ses meubles.
Elle les dépasse pour relier abstraitement d’autres espaces de la maison et même d’autres personnes. La salle à manger par exemple, représente un espace qui peut revêtir plusieurs significations ; elle est l’espace où le 14 (CS, P. 52) (CS, P. 53) (CS, p. 80) 17 (CS, P. 57) 18 mais devient brusquement la nuit l’espace « hostile » qui l’oblige, après avoir dîné, à aller dans sa chambre : « cette salle à manger interdite, hostile ?20.
L’escalier, que le narrateur mentionne comme une échelle pour parvenir à sa chambre, prend alors lui aussi une valeur double : c’est un espace qui cause beaucoup d’angoisse chez le narrateur, espace de l’odeur nauséabonde, qu’il déteste, mais se trouvant obligé d’obéir aux règles familiales en quittant la salle, il monte l’escalier pour aller se coucher dans sa chambre. Il s’agit bien d’un espace de séparation entre la salle à manger où le paradis existe et sa chambre où l’enfer réside.
La valeur du lieu est fonction des individus qui la peuplent. « Cet escalier étesté où je m’engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir ». 21 Avant d’aborder le rapport entre l’espace et les personnages du récit, il est important de mentionner la relation du narrateur avec la petite pièce à côté de la salle d’étude qui symbolise son abri. Sous le toit, loin des habitants, s’y trouve une clé.
Le narrateur y trouve son intimité, son plaisir, son désir mais aussi, ironiquement, sa solitude et ses larmes, ce qui ajoute encore une preuve à la aleur double de l’espace : « cette pièce, servit longtemps de refuge pour moi, sans doute parce qu’elle était la seule qu’il me fût permis de fermer à clef Contralrement aux stéréorypes de la ma PAG » 7 seule qu’il me fût permis de fermer à clef »22 Contrairement aux stéréotypes de la maison en général comme espace intime, il est clair que le narrateur n’apprécie l’espace familial que lorsque ce dernier est lié à la présence de sa mère.
Nous voudrions ici faire l’hypothèse de ce que la mère est la certitude absolue chez le narrateur, la seule « entité spatiale » qui ait un sens sûr. Le narrateur a une relation forte avec sa mère qui se dévoile tout au long du récit. Cette relation est liée au moment et ? l’endroit où il embrasse sa mère, pendant la journée comme pendant la nuit.
On sent cette relation plus forte lors du baiser du soir, au moment d’aller se coucher, qui est sa consolation pour laquelle il supporte d’être dans sa chambre : « Ma seule consolation, quand je montais me coucher, était que maman viendrait m’embrasser quand je serais dans mon lit. »23 Dans la première partie du récit, le narrateur nous donne l’impression que sa relation avec sa ère et son attente du baiser du soir est l’intrigue prlncpale du récit.
L’escalier, qu’on a décrit cidessus, représente la métaphore du purgatoire qui sépare le narrateur de sa mère. un autre exemple est celui du moment du dîner, par exemple, quand le narrateur court à la salle à manger pour embrasser sa mère. Sa présence dans cet espace en fait un espace désiré, et soudain la perspective du moment où il faudra en sortir, et être séparé de sa mère, suscite l’angoisse. On le remarque aussi avec la relation qui lie le narrateur à son père. Il a des sentiments mêlés envers lui