La poupéé de Cosette
Le fait que le voyageur pauvre puisse payer la poupée que tout le village a admirée « sans qu’il se fût trouvé à Montfermeil une mère assez riche, ou assez prodigue, pour a donner à son enfant », est donc de l’ordre du merveilleux. La deuxième scène du jeu à la poupée du conte (les soins avant la nuit) est représentée dans le roman par radmiration muette de Cosette pour « l’immense poupée haute de près de deux pieds qui était vêtue d’une robe de crêpe rose avec des épis d’or sur la tête et qui avait de vrais cheveux et des yeux en émail ».
Comme dans le conte, cette scène est suivie par la nuit avec la poupée, que Cosette serre contre elle en dormant, et dont les grands yeux brillent dans l’obscurité. 2 voler l’homme au maximum prennent la place de la jalousie de la oisine et de son mari, animés par la cupidité, dans le conte.
Après avoir éliminé la séquence scatologique du conte, Victor Hugo retrouve une fin proche, le départ de Jean Valjean avec Cosette et sa poupée, scène symbolique d’une relation père / fille pouvant être fantasmée comme un mariage avec un roi, un être si puissant qu’il a pu la sortir de la misère, et lui offrir une poupée qui change sa destinée. Ainsi, entre le conte et le roman, les rapprochements narratologiques et symboliques nous semblent trop nombreux et trop précis pour être purement fortuits. Ajoutons un détail, ce que ron pourrait appeler un trait pertinent ».
Lorsqu’elle fait de l’or, la poupée du conte est placée sur le « devantier de la fillette, ou sur un linge bien blanc, comme pane de Peau d’Âne qui lui aussi fait de l’or, et comme la poupée de Montfermeil qui a des « épis d’off sur la tête, et que « le marchand avait placé sur un fond de serviettes blanches » Autre trait, le nom de la poupée. Catherine peut faire penser Léopoldine qui porte aussi le prénom de Catherine 35 , mais il est aussi Intéressant de relier ce prénom à « Catin qui, aux XVIII -XIX siècles, tend à remplacer le mot « poupée », et qui est » mot ‘anachoristique du prénom Catherine.
Or, les versions franco- canadiennes du conte utili tin pour désigner la 3 réalité — c’est poser le problème de la version qu’il a connue. Il pouvait très bien avoir lu Straparola, mais, dans les années 1845-1857, l’édition scientifique n’est pas encore parue, elle devait sortir dix ans plus tard 36 . Victor Hugo aurait pu voir rune des quatre éditions françaises du siècle, celle de Rouen en 1601, ou d’Amsterdam de 1725, ou bien lire l’une des éditions italiennes ou espagnoles.
Mais il est aussi très possible qu’il en ait entendu une version orale racontée urant son enfance, et, le milieu méditerranéen étant celui d’où le conte est sorti et qui semble l’avoir entretenu de la façon la plus vivace, on pense à sa sixième année à Naples ou bien plutôt Madrid et à « l’enchantement espagnol » qui – Et à Catherine Thomas, belle-mère de Victor Hugo, comme le font remarquer A. et G. Rosa, note 15, p. 1187 de l’éd. R. Laffont.
Ainsi, ajoutent-ils, « la « dame » remplace Fantine auprès de Cosette comme Catherine remplace Sophie – paris, P. Jannet, 1857. 4 quelques détails d’une version chilienne qui, provenant d’un odèle espagnol, semblent avoir coloré l’épisode des Misérables d’une nuance chrétienne. La fillette, qui vit avec sa grand-mère, sort pour vendre une poule, et Phomme qui leur achète et donne en plus la poupée magique, n’est autre que Dieu. La poupée qui fait de l’or est, aux dires de la grand-mère, la Vierge elle-même 38 .
Est-ce la source des appellations hugoliennes, le Père éternel distributeur de poupées (le marchand) et la Dame ? Peut-être, mais l’auteur, puisant dans un récit sans doute anciennement assimilé, fait surgir de sa mémoire images, détails et fil narratif du onte pour se les réapproprier dans un propos et dans un style qui lui appartiennent pleinement. Et qui, dès lors, transforment le conte en mythe de la poupée, déjà sous-entendu dans l’importance symbolique qu’il donne a ce jouet dans le passage de 1832.
Peut-être a-t-il voulu répondre aussi à la préface que Julie Gouraud — pseudonyme de Louise d’Aulnay — donnait à ses Mémoires d’une poupée en 1 839, vantant l’importance de la poupée dans l’histoire des familles, dans celle de l’humanité et avouant que son ouvrage en retraçait le mythe : « Qu’y a-t-il de plus innocent, de plus vrai, de plus aimable, que ce élicieux petit personnage, qui nous a précédées dans les bras de nos mères, et qui doit s’asseoir avant nos petit-fils sur les genoux de nos filles ? e trompe-cœur S ménage, habitudes laborieuses, adresses maternelles s’éveillent dans le cœur de la petite fille à l’entour de cette chère tête de carton. Oui, la poupée est un commencement d’enfant ; la tendresse de sa maîtresse est un premier rayon d’amour maternel : une poupée ! plus qu’un chien ou qu’un oiseau ! On leur dit à peine quelques mot ; avec elle on cause ; elle est de la famille, elle fait partie des intérieurs. (… À regarder de bien près, mais de très-près, la poupée est le pivot de l’humanité !
Telles sont avec leurs poupées les petites filles d’une époque, telles elles seront femmes dans le monde ! Et quand on songe que vous trouverez dans cette seule histoire toutes les histoires passées, présentes et futures des enfants avec leurs poupées, on est invinciblement entraîné à donner à notre volume un titre auguste, à l’appeler : le Mythe de la poupée et de la petite fille 39 Jeanne Danos a même été jusqu’à écrire : « Il appartient à Victor Hugo, ce génie symphonique, d’avoir bâti, partir de l’image de la « poupée couronnée », un récit à la fois populaire et ésotérique.
Ce récit reste pour nos générations le modèle exemplaire du mythe, et en dévoile la signification ultime qui est d’être, en riposte à l’expérience de la « faille l’une des expressions symboliques de ce que Jung nomme « l’archétype de la totalité », une totalité appelée, pressentie, mais toujours précaire, toujours inachevée ». – Hubert Juin, Victor Hugo, 1802-1843 , Paris, Flammarion, 1980, p. 88-102, « les péripéties italiennes », et p. 151-179 : « l’enchantement espagnol ». – Cf.