La modernite
Prenons quelques exemples puises au hasard. Telle exposition de peinture aura pour titre : « Picasso : la modernité l’œuvre Tel politicien de l’opposition, reprochera au pouvoir en place d’avoir « manqué le train de la modernité Telle université sera distinguée pour « la modernité de ses infrastructures ». Tel hebdo engagé parlera de la « modernité du mariage gay etc. Mais que recouvre au juste le terme de modernité ? S’agit-il d’un récent, actuel » – la modernité désignerait donc la contemporanéité d’une chose, l’actualité d’un phénomène.
Serait « moderne h, en ce sens, tout ce qui st neuf, ou plus exactement, compris dans le présent de mon énonciation, par opposition à tout ce qui est vieux, périmé, « dépassé attaché aux temps anciens (celui des empereurs romains comme celui de mon arrière-grandpère). Définir la modernité Mais les choses ne sont pas aussi simples. Car, en dépit du fait que les deux mots ont la même racine modo »), la modernité ne se confond pas avec la « mode A la différence de la mode – phénomène éphémère menacé de péremption aussitôt qu’il est né – la modernité résiste au temps, traverse les modes.
Il ne suffit pas qu’une chose se produise dans le présent our recevoir le label « moderne » : une nouvelle gamme de produits n’offre aucune garantie de modernité. Si les produits de la marque Apple sont à la fois « la mode » et « moderne », c’est parce que parce que Steve Jobs les a conçus pour aller audelà du présent, pour s’inscrire dans la durée ; un constructeur automobile qui produit des 4X4 puissants et polluants suit la mode, mais évolue vraisemblablement à rebours de la modernité (car l’avenir, on le désormais, est dans la sobriété écologique).
Inversement, ce n’est pas parce qu’une chose est révolue qu’elle n’est pas moderne : on en veut our preuve le fait qu’on puisse qualifier » tel objet, telle attitude, l’architecture de Boulléel ; le vote des femmes ; la calculatrice de Pascal ; les tableaux de Manet, ou le téléphone). La modernité, on le voit, ignore les clivages temporels (passé, présent, futur).
En gros, et en attendant daffiner le concept, on dira que la modernité est une propriété, plus exactement une « qualité » (puisque le mot est presque toujours employe en bonne part), exprimant l’idée qu’un phénomène va dans le sens du temps, préfigure l’évolution future. A l’inverse, on en déduira qu’un phénomène non oderne, antimoderne, immoderne, est tourné vers le passé, réglé sur la tradition, ou prisonnier du présent (mode).
Naissance des Temps modernes Cette définition est toutefois portée par un présupposé, qu’il convient d’expliciter avant d’aller plus loin, à savoir que le Temps a un sens, que l’histoire va dans une certaine direction, et que cette direction est la bonne. Or, cette conception progressiste du temps et de l’histoire est, l’échelle de l’Humanité, relativement récente. On peut la dater globalement de la Renaissance, moment où l’Homme abandonne une représentation statique du osmos pour épouser une vision dynamique du monde.
Les acteurs décisifs de ce changement portent des noms connus : Bacon, Galilée, Descartes, Montaigne, Cervantès, Luther et Calvin 2. Francis Bacon est LE prophète visionnaire du monde mo est dorénavant, modelé c’était le cas en 1600) mais se transformeraient en une entreprise collective à réchelle internationale » (Harry Mulisch). Bacon comprend que pour parvenir à une maîtrise totale de la nature, il faut d’abord la connaitre, c’est à-dire multiplier les expériences (il est l’inventeur de la méthode inductive3).
Descartes décide pareillement de ne plus s’en laisser ompter par les Anciens (Aristote, Platon, etc. ) et les Livres sacrés (Ancien Testament, Evangiles, Coran, Thora). Le philosophe, quitte à froisser l’EgIise et l’Etat, propose de fournir une méthode infaillible (Discours sur la Méthode) pour parvenir à des Vérités certaines, à partir desquelles le monde pourra être refondé sur de nouvelles bases4. Il revient à l’homme, dit-il, de « devenir comme Étienne-l_ouis Boullée est un architecte français né à paris le 12 février 1728 et mort à Paris le 4 février 1799.
Avec Claude Nicolas Ledoux il fut l’une des principales figures de l’architecture éoclassique en France. Il a imaginé des édifices de rêve combinant la philosophie des Lumières, l’amour de la géométrie (formes géométriques simples) et une échelle gigantesque (accumulation de masses). 2 Le protestantisme préconise en effet une lecture individuelle de l’Evangile au lieu d’une soumission aveugle aux rites et au merveilleux (religion catholique), développant ainsi l’individualisme, l’initiative , ‘approche critique… n vérifier la véracité dans la nature. 4 Paradoxalement, en réaction à cette approche positiviste, la poésie (la littérature) oppose l’ambiguité du monde (cf. Cervantès et son Don Quichotte). Le scientifique ne pouvant rendre 3 maître et possesseur de la nature Avec lui, Dieu quitte donc la place d’où il dirigeait runivers et la cède à l’Homme, désormais maître exclusif de son destin.
On passe de la contemplation passive et extatique de l’éternel au « soulagement » de la condition de l’Homme (amélioration de ses conditions de vie, par la médecine, les transports, l’industrie, la communication, etc. ). La modernité c’est donc, schématiquement, Ihomme au service de l’homme et non de Dieu. Dieu est délogé de son trône grâce aux convictions de Galilée inventeur du télescope), qui reprend à son compte la découverte renversante de Copernic (héliocentrisme). L’Eglise, gardienne de la tradition, combat farouchement la modernité technique.
Mais c’est un combat perdu d’avance. A partir de 1600, s’amorce un mouvement irréversible vers ce que Descartes appelle la « Science universelle ». Si L’Humanisme (La Renaissance) est lié à la modernité, c’est que l’homme y devient la mesure de toute chose ; c’est à travers lui, ses veux et son intellig onde est désormais vu, grâce aux moyens de la technique, à une rationalisation croissante du monde dans lequel il vit : l’ère des rodiges et des miracles cède définitivement la place à celle des plans et des calculs.
Pour le dire simplement, les Temps Modernes commencent quand l’homme décide de son destin, au lieu de subir sa destinée. La conquête de la modernité Il est possible de reconstituer, dans ses grandes lignes, les grandes étapes de cette conquête de la modernité, depuis 1600 jusqu’ nos jours.
Les sciences et les savoirs techniques sont, on s’en doute, aux avant- postes : chaque découverte débouche à terme sur une transformation décisive des modes de vie : la pénicilline, par exemple, fait diminuer drastiquement la ortalité, introduisant du même coup cette idée en l’homme (posture moderne par excellence) qu’on peut lutter contre la fatalité des maladies (signe de malédiction dans une société archaïque), qu’on peut « prolonger la VIe » (comme le rêvait Descartes) au lieu de se résigner l’hypothétique vie éternelle après la mort.
La foi aveugle dans les pouvoirs de Dieu est remplacée progressivement par la foi éclairée dans les pouvoirs de la Science. Cette idée révolutionnaire que l’avenir remédiera aux calamités humaines, démontrée dans le domaine scientifique, contamine tous les autres secteurs. Prenons un exemple pris dans le dom , au XVIIe siècle, une époque) de tous les phénomènes naturels, il revient à récrivan ou au philosophe (Montaigne et ses Essais) de rappeler, sans pour autant appeler un retour en arrière (synonyme de négation de la modernité), que les vérités sont multiples.
Depuis le XVIe siècle jusqu’à aujourd’hui, la littérature occupe l’espace de mystère et d’incertitude (qui se rétrécit comme une peau de chagrin) que lui laisse la science, gouvernante suprême du monde. artistique, prônent une imitation d’Homère et de ses épigones. Les seconds en evanche (Perrault en tête), sans se laisser intimider par cette imposante Tradition, estiment que la création littéraire doit « innover choisir des sujets dans le monde contemporain (au lieu de s’obstiner à reprendre les mythes anciens).
Cet affrontement entre partisans de la tradition et adeptes de la modernité deviendra une constante de l’histoire de l’art et de la littérature (qu’on songe à la bataille d’Hernani en 1830 opposant les romantiques – les modernes de l’époque — et les classiques). Mais cette confrontation existe également au plan politique. Comme la remise en question du Beau antique, la éflexion sur le meilleur gouvernement possible découle du changement de paradigme opéré à la Renaissance, substituant la foi dans la Raison à la croyance dans le Dogme.
De ce oint de vue, la Révolution française réalise 22 ou la créature de Dieu), mais comme un sujet politique prenant une part active aux affaires publiques, par le truchement de la démocratie. Résistances à la modernité On s’en doute, la modernité, qu’elle soit politique, technique, artistique, morale, ou politique, ne s’impose pas du jour au lendemain, son application n’a rien de mécanique : la démocratie met plus d’un siècle s’imposer en
France. L’héliocentrisme coûte la vie à Galilée. Le cubisme fait passer le jeune Picasso pour un fou. Les résistances à la modernité contrairement à ce qui se passe aujourd’hui où Findividu (occidental) est grosso modo accueillant à la nouveauté (surtout technologique) sont fortes, voire opiniâtres. Dans cette course effrénée à la modernité, L’Eglise est la grande perdante.
Avec les Temps modernes, son système de représentation est sévèrement remis en cause (géocentrisme) ; les religions se voient contraintes à toutes sortes de contorsions pour rester en prise avec leur temps. Dépositaire de la Tradition iblique, elle rechigne à monter dans le train de la modernité, de peur de renier quelques-uns de ses principes les plus chers. De ce point de vue, sa résistance têtue à l’usage du préservatif dans les sociétés décimées par le SIDA marque son seuil de tolérance au monde moderne.
Les institutions sociales dans leur ensemble, appu is immuables transmises instances collectives ne sont pas seules à se défier de la modernité : les individus eux-mêmes sont partagés, voire déchirés, entre leur respect pour la Tradition et leur désir du Moderne. Ce déchirement est particulièrement fort au XIXe siècle, époque où les hommes, heval sur un système ancien et un système nouveau, commencent à découvrir a leurs dépens les contreparties du progrès, le prix à payer d’un engagement total dans la modernité.
Certes les innovations techniques apportent un confort 5 matériel sans précédent (éclairage au gaz, transport à la vapeur, transmission électrique), certes l’industrialisation procure des richesses comme Jamais, mais ces avancées génèrent en même temps des tensions sociales (la classe laborieuse est perçue comme dangereuse) et des catastrophes humanitaires (premiers accidents liés aux transports ferroviaires, problèmes anitaires dans les industries, etc. ). La démocratie elle-même montre renvers de son décor . ffaissement du goût, essor de la presse calomnieuse et de la publicité racoleuse, rage consumériste, etc. Irrités par cette modernité qul chamboule tout, certains nostalgiques du passé (rebaptisés « antimodernes » par Antoine Compagnon) font entendre leur voix. La tradition doit-elle être entièrement sacrifiée sur l’autel de la a-t-il pas à prendre et Apollinaire, en passant par Balzac, Rimbaud et Zola. Baudelaire néanmoins celui qui propose la réflexion la plus aboutie (pour l’époque) sur le ujet par son essai de conceptualisation de la notion.
Sa réflexion concerne essentiellement la modernité en art, mais déborde le cadre artistique. L’auteur des Fleurs du Mal, après Stendha15, fait d’abord cette observation toute simple alors qu’on admire spontanément des tableaux qui représentent la Vie ancienne (avec ses costumes « historiques » de la Renaissance, ses mœurs « pittoresques » de l’âge Classique, son architecture exotique de l’époque Antique, etc. ), on rejette a priori toute représentation mettant en scène l’homme d’aujourd’hui dans son environnement moderne » (avec ses bottes ernies, sa cravate, ses moyens de transport récents).