ACTE I

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ACTE SCÈNE PREMIÈRE. Pridamant, Dorante. DORANTE. Ce mage, qui d’un mot renverse la nature, N’a choisi pour palals que cette grotte obscure. La nuit qu’il entretient sur cet affreux séjour, N’ouvrant son voile épais qu’aux rayons d’un faux jour, De leur éclat douteux n’admet en ces lieux sombres Que ce qu’en peut souffrir le commerce des ombres. N’avancez pas : son art au pied de ce rocher A mis de quoi punir q Et cette large bouche 10 Où l’air en sa faveur Et lui fait un rempart, or 61 Sni* to View Sur un peu de poussi re talent mille morts. Jaloux de son repos plus que de sa défense,

Il perd qui l’importune, ainsi que qui l’offense ; 15 Malgré l’empressement d’un curieux désir, Il faut, pour lui parler, attendre son loisir : Chaque jour il se montre, et nous touchons à l’heure Où pour se divertir il sort de sa demeure. PRIDAMANT_ J’en attends peu de chose, et brûle de le voir. 20 J’ai de l’impatience, et je manque d’espoir. Ce fils, ce cher objet de mes inquiétudes, Qu’ont éloigné de moi des traitements trop rudes, Et que depuis dix ans je cherche en tant de lieux, l’outrageais présent, et je pleurai sa fuite ; Et l’amour paternel me fit bientôt sentir

Dune injuste rigueur un juste repentir. Il l’a fallu chercher : j’ai vu dans mon voyage Le Pô, le Rhin, la Meuse, et la Seine, et le Tage : 35 Toujours le même soin travaille mes esprits ; Et ces longues erreurs ne m’en ont rien appris. Enfin, au désespoir de perdre tant de peine, Et n’attendant plus rien de la prudence humaine, Pour trouver quelque borne à tant de maux soufferts, 40 J’ai déjà sur ce point consulté les enfers. J’ai vu les plus fameux en la haute science Dont vous dites qu’Alcandre a tant d’expérience • On m’en faisait l’état que vous faites de lui, Et pas un d’eux nia pu soulager mon ennui. L’enfer devient muet quand il me faut répondre, Ou ne me répond rien qu’afin de me confondre. Ne traitez pas Alcandre en homme du commun ; Ce qu’il sait en son art n’est connu de pas un. je ne vous dirai point qu’il commande au tonnerre, 50 Qu’il fait enfler les mers, qu’il fait trembler la terre ; Que de l’air, qu’il mutine en mille tourbillons, Contre ses ennemis il fait des bataillons ; Que de ses mots savants les forces inconnues Transportent les rochers, font descendre les nues, 55 Et briller dans la nuit l’éclat de deux soleils , Vous n’avez pas besoin de miracles pareils :

Il suffira pour vous qu’il lit dans les pensées, Qu’il connaît l’avenir et les choses assées ; Rien n’est secret pour lui nivers, PAGF 7 1 tout cet univers, 60 Et pour lui nos destins sont des livres ouverts. Moi-même, ansi que vous, je ne pouvais le croire : Mais sitôt qu’il me vit, il me dit mon histoire ; Et je fus étonné d’entendre le discours Des traits les plus cachés de toutes mes amours. PRIDAMANT. 65 Vous m’en dites beaucoup. J’en al vu davantage. Vous essayez en vain de me donner courage , Mes soins et mes travaux verront, sans aucun fruit, Clore mes tristes jours d’une éternelle nuit.

Depuis que j’ai quitté le séjour de Bretagne 70 Pour venir faire ici le noble de campagne, Et que deux ans d’amour, par une heureuse fin, M’ont acquis Sylvérie et ce château voisin, De pas un, que je sache, il nia déçu l’attente • Quiconque le consulte en sort l’âme contente. 75 Croyez-moi, son secours n’est pas à négliger : Dailleurs il est ravi quand il peut m’obliger, Et j’ose me vanter qu’un peu de mes prières Vous obtiendra de lui des faveurs singulières. Le sort m’est trop cruel pour devenir si doux. 0 Espérez mieux : il sort, et s’avance vers nous. Regardez-le marcher ; ce v PAGF 3 1 iracles de l’art. SCENE II. Alcandre, Pridamant, Dorante. Grand démon du savoir, de qui les doctes veilles 90 Produisent chaque jour de nouvelles merveilles, À qui rien n’est secret dans nos intentions, Et qui vois, sans nous voir, toutes nos actions Si de ton art divin le pouvoir admirable Jamais en ma faveur se rendit secourable, 95 De ce père affligé soulage les douleurs ; Une vieille amitié prend part en ses malheurs.

Rennes ainsi qu’à moi lui donna la naissance, Et presque entre ses bras j’ai passé mon enfance ; Là son fils, pareil d’âge et de condition, IOO S’unissant avec moi d’étroite affection… ALCANDRE. Dorante, c’est assez, je sais ce qui l’amène : Ce fils est aujourd’hui le sujet de sa peine. Vieillard, n’est-il pas vrai que son éloignement par un juste remords te gêne incessamment ? 105 Qu’une obstination à te montrer sévère L’a banni de ta vue, et cause ta misère ? Qu’en vain, au repentir de ta sévérité, Tu cherches en tous lieux ce fils si maltraité ?

Oracle de nos jours, qui connais toutes choses, En vain de ma douleur je cacherais les causes ; Tu sais trop quelle fut mon injuste rigueur, Et vois trop clairement les secrets de mon coeur. Il est vrai, l’ai failli ; mais p ices 1 ‘en ai des nouvelles ; L’amour pour le trouver me fournira des ailes. Où fait-il sa retraite ? En quels lieux dois-je aller ? 120 Fût-il au bout du monde, on m’y verra voler. Commencez d’espérer : vous saurez par mes charmes Ce que le ciel vengeur refusait à vos larmes. Vous reverrez ce fils plein de vie et d’honneur : De son bannissement il tire son bonheur. 25 Cest peu de vous le dire : en faveur de Dorante Je vous veux faire voir sa fortune éclatante. Les novices de l’art, avec tous leurs encens, Et leurs mots inconnus, qu’ils feignent tout-puissants, Leurs herbes, leurs parfums et leurs cérémonies, 30 Apportent au métier des longueurs infinies, Qui ne sont, après tout, qu’un mystère pipeur [1] Pour se faire valoir et pour vous faire peur : Ma baguette à la main, j’en ferai davantage. Il donne un coup de baguette, et on tire un rideau derrière lequel sont en parade les plus beaux habits des comédiens. ugez de votre fils par un tel équipage • 135 Eh bien ! Celui d’un prince a-t-il plus de splendeur ? Et pouvez-vous encore douter de sa grandeur ? D’un amour paternel vous flattez les tendresses ; Mon fils n’est point de rang à porter ces richesses, Et sa condition ne sauralt consentir 140 Que d’une telle pompe il s’ose revêtir. Sous un meilleur destin sa fortune ran ée, Et sa condition avec le te PAGF s 1 il aime à se parer. 145 À cet espoir si doux j’abandonne mon âme ; Mais parmi ces habits je vois ceux d’une femme : Serait il marié ?

Je vais de ses amours Et de tous ses hasards vous faire le discours. Toutefois, si votre âme était assez hardie, 150 Sous une illusion vous pourriez voir sa vie, Et tous ses accidents devant vous exprimés Par des spectres pareils à des corps animés : Il ne leur manquera ni geste ni parole Ne me soupçonnez point d’une crainte frivole : 155 Le portrait de celui que je cherche en tous lieux Pourrait-il par sa vue épouvanter mes yeux ? Mon cavalier, de grâce, il faut faire retraite, Et souffrir qu’entre nous l’histoire en soit secrète.

Pour un si bon ami je n’ai point de secrets. 160 Il nous faut sans réplique accepter ses arrêts ; Je vous attends chez moi. Ce soir, si bon lul semble. Il vous apprendra tout quand vous serez ensemble. SCÈNE Ill. Alcandre, Pridamant. 6 1 d’esprit, il en vécut aussi. Dedans Saint-Innocent il se fit secrétaire ; Après, montant d’état, il fut clerc d’un notaire. 175 Ennuyé de la plume, il la quitta soudain, Et fit danser un singe au faubourg Saint Germain. Il se mit sur la rime, et l’essai de sa veine Enrichit les chanteurs de la Samaritaine.

Son style prit après de plus beaux ornements ; 180 Il se hasarda même à faire des romans, Des chansons pour Gautier, des pointes pour Guillaume. Depuis, il trafiqua de chapelets de baume, Vendit du Mithridate en maître opérateur, [2] Revint dans le Palais, et fut solliciteu . 185 Enfin, jamais Buscon, Lazarille de Tormes, Sayavèdre, et Gusman, ne prirent tant de formes : Cétait là pour Dorante un honnête entretien ! Que je vous suis tenu de ce qu’il n’en sait rien ! Sans vous faire rien voir, je vous en fais un conte, 190 Dont le peu de longueur épargne votre honte.

Las de tant de métiers sans honneur et sans fruit, Quelque meilleur destin à Bordeaux l’a conduit ; Et là, comme il pensait au choix d’un exercice, Un brave du pays l’a pris à son service. 195 Ce guerrier amoureux en a fait son agent Cette commission l’a remeublé d’argent ; Il sait avec adresse, en portant les paroles, De la vaillante dupe attraper les pistoles ; Même de son agent il s’est fait son rival, 200 montrer plein d’éclat et de glaire, Et la même action qu’il pratique aujourd’hui. Que déjà cet espoir soulage mon ennui ! 05 Il a caché son nom en battant la campagne, Et s’est fait de Clindor le sieur de la Montagne : Cest ainsi que tantôt vous l’entendrez nommer. Voyez tout sans rien dire et sans vous alarmer. Je tarde un peu beaucoup pour votre impatience ; 210 N’en concevez pourtant aucune défiance : Cest qu’un charme ordinaire a trop peu de pouvoir Sur les spectres parlants qu’il faut vous faire voir. Entrons dedans ma grotte, afin que j’y prépare Quelques charmes nouveaux pour un effet si rare. ACTE II SCÈNE PREMI ÈRE. 215 Quoi qui s’offre à nos yeux, n’en ayez point d’effroi ,

De ma grotte surtout ne sortez qu’après moi : Sinon, vous êtes mort. Voyez déjà paraître Sous deux fantômes vains votre fils et son maître. PRIDAMAN Ô dieux ! Je sens mon âme après lui s’envoler. 220 Faites-lui du silence, et l’écoutez parler. SCÈNE II. Matamore, Clindor. CLINDOR. Quoi ! Monsieur, vous rêvez ! Et cette âme hautaine, Après tant de beaux faits, ncore en peine ! PAGF 61 grâce, monsieur, laissez-les vivre encore : Qu’ajouterait leur perte à votre renommée ? 230 D’ailleurs quand auriez-vous rassemblé votre armée ? MATAMORE. Mon armée ? Ah, poltron ! Ah, traître ! our leur mort Tu crois donc que ce bras ne soit pas assez fort ? Le seul bruit de mon nom renverse les murailles, Défait les escadrons, et gagne les batailles. 235 Mon courage invaincu contre les empereurs N’arme que la moitié de ses moindres fureurs ; D’un seul commandement que je fals aux trols parques, Je dépeuple l’état des plus heureux monarques ; Le foudre est mon canon, les destins mes soldats : 240 Je couche d’un revers mille ennemis à bas. D’un souffle je réduis leurs projets en fumée ; Et tu m’oses parler cependant d’une armée ! Tu n’auras plus Ihonneur de voir un second Mars .

Je vais t’assassiner d’un seul de mes regards, 45 Veillaque. Toutefois je songe à ma maîtresse : Ce penser m’adoucit : va, ma colère cesse, Et ce petit archer qui dompte tous les dieux Vient de chasser la mort qui logeait dans mes yeux. Regarde, j’ai quitté cette effroyable mine 250 Qui massacre, détruit, brise, brûle, extermine ; Et, pensant au bel oeil qui tient ma liberté, Je ne sus plus qu’amour, que grâce, que beauté. Ô dieux I En un moment que tout vous est possible ! Je vous vois aussi beau que vous étiez terrible, 255 Et ne crois point d’objet si igueur, PAGF g 1 [3] coeur. Je te le dis encore, ne sois plus en alarme :

Quand je veux, j’épouvante ; et quand je veux, je charme , Et, selon qu’il me plaît, je remplis tour à tour 260 Les hommes de terreur, et les femmes d’amour. Du temps que ma beauté m’était inséparable, Leurs persécutions me rendaient misérable : Je ne pouvais sortir sans les faire pâmer. Mille mouraient par jour à force de m’aimer : 265 J’avais des rendez-vous de toutes les princesses Les reines à l’envi mendiaient mes caresses ; Celle d’Éthiopie, et celle du Japon, Dans leurs soupirs d’amour ne mêlaient que mon nom. De passion pour moi deux sultanes troublèrent ; 270 Deux autres, pour me voir, du sérail s’échappèrent

J’en fus mal quelque temps avec le grand seigneur. Son mécontentement n’allait qu’à votre honneur. Ces pratiques nuisaient à mes desseins de guerre, Et pouvaient m’empêcher de conquérir la terre. 275 D’ailleurs, j’en devins las ; et pour les arrêter, J’envoyai le Destin dire à son Jupiter Qu’il trouvât un moyen qui fit cesser les flammes Et l’importunité dont m’accablaient les dames . Qu’autrement ma colère irait dedans les cieux 280 Le dégrader soudain de l’empire des dieux, Et donnerait à Mars à gouverner sa foudre. La frayeur qu’il en eut le fit bientôt résoudre Ce que ie demandais fut ent ; 61