Universalismes et Particularisme
UNIVERSALISMES ET PARTICULARISME Peut-on trouver aujourd’hui un seul concept qui vaille pour les Bambaras, les Tarahumaras, les Inuits, les paysans de Canton, les citoyens français, les minorités nord-américaines, les peuples de l’Est de l’Europe? Cest justement au moment où, depuis 1 50 ans, la pensée peut englober dans une vision vraiment universelle l’ensemble des conditions humaines que, là où ces conditions pourraient être les plus ouvertes, les plus fra universalisme se déc 2 particularismes et se gr ü, Swip View next page Un survol rapide des pensée passe par un tives », cet ualismes. damental de la ref rappel historique de son évolution. On sait que le monde de l’Universel a été inventé dans des endroits et des circonstances très particuliers: l’universel du Bien, enfanté quelque part entre Le Pirée et Athènes, quelque temps après que l’Universel de la Loi ait été gravé sur le Mont Sinaï. L’un et l’autre se posent d’emblée comme valant pour tous les hommes, et en particulier à condition qu’ils soient citoyens athéniens, ou qu’ils appartiennent à la communauté des tribus d’Israël.
Vertus bien particulières, mais qui sont Immédiatement dépassées dans les paroles ou les actes ondateurs de ces deux universalismes. moments fondateurs, on peut distinguer trois moments de l’esprit, trois époques de notre histoire européenne: Première époque: L’âge de l’Un ontologique, en reprenant l’analyse de Marcel Gauchet, qui va tenir les peuples d’Europe, donc l’Univers, pendant près de 16 siècles, après que les deux universaux du Bien et de la Loi aient été mêlés, revisités, transcendés par le Christianisme.
Il se construit autour de quatre piliers. – L’Universalisme, qui marque l’unité du Ciel et de la Terre, inséparables dun pouvoir unique qui transcende l’ordre terrestre, et qui s’applique ? tous les êtres en embrassant l’ordre mystique, et en concevant la communauté politique légitime, l’Empire. – La Médiation, qui est la forme du pouvoir légitime à l’intérieur de la Communauté Politique, et qui matérialise l’au-delà dans une articulation avec le pouvoir politique. – La Hiérarchie, qui est la forme du lien social, ici-bas comme dans l’au-delà. ?tre lié, c’est être assujetti, en étant dépendant d’un côté, là où on est inférieur, et responsable de l’autre côté, dans une chaine ininterrompue. – Les Corps Intermédiaires, qui dans le cadre de cet universel, marquent ‘autonomie des corps sociaux, et sont la réalisation concrète de l’ordre naturel des choses: la famille, le village, les corporations, le royaume, les ordres religieux… 20F 12 de l’Éternité (Transcendant, Universel). De même, dans l’ordre de la Connaissance, on ne peut penser la séparation de l’être et du Connaitre, de l’objet incorporant sa forme et son mouvement, et du Sujet sensible.
Pourtant, dans cette société chrétienne d’occident, qui est une société de reproduction soumise à la seule potestas de l’Empereur, et ? l’unique auctoritas du pape (Rigaudière), quelques briques de la future modernité ont ssaime: – Les textes fondateurs et les analyses de la philosophie grecque sur la Démocratie, au premier rang Aristote, et Platon, vont traverser les siècles avec le souvenir du peuple réuni sur V agora. Ils seront disponibles pour une relecture dans l’âge de la modernité. De même, la respublica, principalement romaine, va réapparaître dès le 130 siècle, avec le déclin de l’empire et la constitution de royaumes autonomes, et de véritables systèmes étatiques, premières brèches institutionnelles 30F 12 aristotélicienne de la connaissance passive et réceptive de « l’âme qui voit, et de l’objet qu’elle voit ». Galilée ouvre la voie à la dissociation de l’objet et de son mouvement par la loi du mouvement uniforme des repères en translation. Grotius, puis Hobbes et Descartes élaborent le renversement radical de l’ancien cadre de pensée.
On passe alors de l’Un ontologique à la Dualité radicale: – LIIJniversalisme de l’Empire éclate désormais, et la souveraineté des différents royaumes est reconnue. L’articulation entre ces royaumes, et particulièrement l’arbitrage et le droit de la guerre ne sont plus là pour régler les relations entre les nouvelles entités autonomes. – La Médiation, déjà mise à mal par la Réformation au début du 60 siècle, expire avec la déliaison de la société terrestre et des lois célestes, ou de la « nature des choses ».
Ainsi les lois qui tiennent les hommes ensemble viennent des hommes, et fondent la souveraineté des États (Hobbes). – Surtout, la Hiérarchie se dissout, avec la remise en cause de l’articulation Supérieur- Inférieur, et le commencement de la destruction de la succession des englobements des intérêts, la chaîne n’étant plus surplombée par un Dieu définitivement absent de la Terre. Tous les hommes vont vers une égalité dans la co-obéissance, d’autant plus que celle due au Souverain dépasse uis remplace celle envers le Seigneur. le monopole de l’État – Le lien de Société est confis ué souverain. Après 4 2 corps intermédiaires sont prêts à disparaître. Cest la caractéristique dominante de la modernité, que cette capacité d’introduire la dissociation, par la critique de l’existant. Le changement devient le mode dominant pour penser le monde, et l’Universalisme va être soumis au crible de la Raison, plutôt qu’être justifié par la Nature. Les révolutions industrielles, les échanges commerciaux ouvrent un monde de plus en plus mobile, où l’Autre va conquérir sa place.
Les États remplacent l’Empire, et les Nations la Société du Genre Humain. Les guerres de religion introduisent la méfiance des peuples contre ces Etats qui s’approprient la Souveraineté éclatée de l’Empire. De là naît le libéralisme, afin de limiter la puissance de l’État et protéger la liberté du sujet. Conçu comme un projet de réaction contre l’institutionnalisation, sa force décapante ne prendra toute sa puissance qu’au cours de deuxième 190 Siècle. Les Collectivités s’auto-instituent elles-mêmes, ce qui pour Castoriadis constitue l’établissement de la démocratie.
Le Droit, d’abord issu du Droit Naturel, puis constitué en Droit Subjectif, et enfin en Droits de l’Homme, donne son assise à l’État La Justice, forme instituante de l’Égalité comme nouvel universel, devient « le but où doit tendre tout gouvernement » (James Madison). pris dans l’historicité, les peuples mobilisent le passé pour construire l’avenir, selon la conception culturelle all Nation. Pour Gellner, la s 2 condition humaine que le développement de la Raison, avec les Lumières, des Sciences et du Progrès ne parvient pas à maintenir.
La logique territoriale des États, y compris les petites principautés, marquent les ornes d’une appartenance des peuples à un monde de moins en moins universel. Là où les États sont forts, comme en Angleterre, en France, puis aux Etats-Unis, les Nations vont se trouver enchâssées dans l’État de Droit. La Nation devient dans sa conception française l’expression d’une volonté de vivre ensemble, un plébiscite permanent (Renan). Elle prend les attributs d’un des deux corps du Roi (Kantorowicz), la Souveraineté, comme marque de runiversalisme dans l’ancien royaume.
La référence à un espace public, constitué volontairement, permet l’émergence d’États-Nation à la française. Les systèmes politiques e constituent autour de cette auto-institution. Les démocraties représentatives, après les révolutions anglaises et hollandaises, réinstaurent la Souveraineté du Peuple comme nouvel Universel, certes limité à la communauté. La représentation du peuple dans les Assemblées tient lieu de cet universel. Cest avec Baudelaire et les réflexions sur l’art « moderne » que le concept de modernité redevient central, tout en se minant de l’intérieur.
Dans le Peintre de la vie moderne, Baudelaire écrit à propos de Constantin Guys: «ll s’agit, pour lui, de dégager de la mode ce qu’elle eut contenir de poétique dans l’historique, de tirer 2 l’immuable. » Le beau prend alors une double nature, et se définit comme la synthèse de la modernité (du transitoire) et de l’immuable (la perfection formelle). Ce dernier éclat de la modernité dans l’art prépare en fait la fin du changement comme mode positif et auto-instituant.
Troisième époque: La modernité est un changement instituant, socialisant, politisant, qui dure un peu plus de deux siècles, jusqu’au milieu des années 1800. Le processus qui commence alors, avec l’essor du libéralisme économique, devient aujourd’hui massif et dominant. Il est dé-institutionnalisant, dé-socialisant, dé-politisant. C’est une véritable démodernisation. – La désinstitutionnalisation passe par la destruction des institutions intermédiaires qui avaient remplacé les corps autonomes de l’âge de l’Un ontologique.
Le travail, comme expression la plus concrète des processus de rationalisation, se trouve privé de son rôle instituant le progrès. On assiste à la disparition de la classe ouvrière, quoiqu’on puisse penser des grèves récentes. On passe aux pures sociétés de marchés, où la raison instrumentale remplace la raison substantielle. – La désocialisation passe par la destruction du lien social entre des individus passe par la crise de la Représentation, du Politique, et plus globalement de la sphère du Public.
Le refus de la représentation qui caractérise les sociétés contemporaines, apparaît avec la prise de conscience de l’abstraction d’un Universel vide, celui d’une Souveraineté absente, et d’un social disparu. C’est cette abstraction qui vide de toute substance la représentation du social, qui constituait la société politique (Rosanvallon). L’espace public, qui permettait l’élaboration de la pensée politique, est occupé par les industries culturelles, qui détruisent la distance entre l’homme et sa onde, et remplacent l’expérience créatrice par le simple vécu (Horkheimer).
C’est dans ce monde de la démodernisation que se repose la tension universalismeparticularismes. Trois champs de bataille l’illustrent dramatiquement aujourd’hui: la montée des nationalismes, la dé-intégration sociale, et l’hyper- individualisme. Concentrons-nous sur un des aspects les plus horribles du nationalisme, la guerre en Bosnie-Herzégovine, emblématique de cette absence d’un universel auquel l’ensemble des peuples puisse se référer.
Un triple renversement du Droit a été ? l’oeuvre dans cette guerre où plus de 200 000 personnes sont ortes sous nos yeux: le Droit des peuples, les Droits de l’Homme, et le Droit International, l’antique Droit des Gens. e Droit des peuples à dis 8 2 êmes a été légitimé et surtout minoritaire, pour peu qu’il se sente opprimé, s’y réfère. En tant que capacité de destruction d’un ordre d’exploitation et d’asservissement densembles coloniaux par les États principalement industrialisés et accessoirement démocratiques, ce Droit est positif. Mais pas comme principe de reconstruction.
Dominique Schnapper pose parfaitement le problème: » Le droit de chaque ethnie ? devenir une unité politique fonde le principe de l’État-Nation. En fait, c’est là moins la condition que la conséquence de la nationalisation des populations’ Or, la nationalisation des populations serbes des différents États de l’ex-Yougoslavie s’est faite selon le schéma décrit par Freud dans « Psychologie des Foules et Analyse du Moi »: les foules sont des ensembles construits artificiellement autour de points fixes, où deux dynamiques sont à l’oeuvre: la contagion et la panique.
Ici, les foules serbes sont constituées par Milosevic dès 1989 autour du point fixe de la renaissance de la grandeur serbe, avec la contagion de la situation d’abord au Kosovo, puis dans les Krajina de Croatie. La panique a été propagée par le rappel des massacres commis par les oustachis croates il y a 50 ans dune part, et par les mensonges à propos de musulmans égorgeant et violant tout serbe sur leur territoire dautre part. Qu’importe que ni le souvenir, ni les mensonges n’aient aucun sens aujourd’hui.
La foule a eu son oint fixe, qui va agir comme nouvel universel, comme universel que va s’établir la défense de particularismes revendiqués comme tels: le droit des serbes à vivre seuls, chez eux, à disposer d’eux-mêmes. L’universalisme de la Raison se renverse en universalisme pour soi de a particularité: Que les Slovènes, les Croates, les Bosniaque et les Macédoniens demandent en tant que peuples le droit à l’auto-détermination, et à sortir de la Yougoslavie, cela n’est pas acceptable par les Serbes.
En revanche, que certains groupes serbes demandent l’auto-détermination en Croatie et en Bosnie où ils vivent, voilà qui devient acceptable. Mais où doit-on s’arrêter dans ces emboîtements sans véritable universel qui les surplombe: les Serbes de Sarajevo doivent-ils se déclarer indépendamment et indiquer leur désir de continuer à y vivre? Jusqu’à quels villages va-t-on demander l’auto-détermination? our sortir de cette impossibilité logique, les dirigeants serbes ont choisi les deux solutions: 1.
On refuse la Raison occidentale, puisqu’elle ne nous est pas favorable. 2. Là où est un Serbe, là est la Serbie. (Milosevic). C’est une attitude qui tend à devenir universelle pour tout mouvement nationaliste (Inde, Russie, Lombardie… ): leurs revendications par rapport au droit des peuples sont basées sur l’appartenance territoriale, généalogique et religieuse, comme support à leur demande identitaire. Ainsi, ce qui définit ici un peuple, c’est son passé, ca n’est plus son devenir. n homme, c’est son 0 12