L altruisme est il de l egoisme cache

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La morale est-elle innée ? L’altruisme est-il de l’égoïsme caché ? @ Historical Picture Archive / Corbis Contrairement à ce que certains soutiennent, il existe des comportements purement altruistes, indépendants de toutes pensées égoiStes. Jacques Lecomte, docteur en psychologie, est Président d’honneur de l’Association française et francophone de psychologie positive. 1 . La générosité du bon Samaritain or 13 Sni* to View est_elle désintéressée ? Probablement. Son objectif est d’aider celui qui en a besoin sans en tirer un quelconque avantage. L’Essentiel no 18 / mai – juillet 2014 ouvent motivée par l’attente qu’agir ainsi procurera des bénéfices sociaux. D’autres, et notamment divers psychanalystes, donnent également à ce comportement une connotation négative. Ainsi, selon Anna Freud (1895-1982), la dernière des six enfants de Sigmund et Martha Freud, les personnes qui se dévouent aux autres le font par masochisme. Ce fut également Pour certains, l’altruisme pu vrai, sans arrière-pensées n’existe pas.

Ce ne serait que de l’égoiSme déguisé. le cas des sciences humaines qui, jusqu’à la fin du xxe siècle, sont restées imprégnées de cette théorie, qualifiée d’« égoisme psychologique selon aquelle toutes les actions humaines, même les plus altruistes, sont en dernier ressort motivées par des désirs ég51Stes. Ceux qui croient agir pour le bien d’autrui cherchent à se tromper eux-mêmes, pour se donner bonne conscience. pour certains, l’altruisme pur, vrai, sans arrière- 30 pensées n’existe donc pas.

Ce ne serait que de l’égoïsme déguisé. Qu’en penser ? Depuis quelques années, des chercheurs tentent de savoir, via l’expérimentation, si oui ou non l’altruisme pur existe. Le débat s’est surtout centré sur les travaux de Daniel Batson, de l’Université du Tennessee, et de Robert Cialdini, de ‘Université d’État de l’Arizona et leurs collègues. Cun et l’autre a PAGF 13 nombreux cas où des personnes en aident d’autres sous l’effet d’une motivation réellement altruiste.

Selon sa théorie « empathie-altruisme l’empathie ressentie par quelqu’un face ? une personne en détresse peut le motiver de façon à ce qu’il œuvre dans l’intérêt de cette personne. Au contraire, R. Cialdini considère que la détresse d’autrui produit un sentiment de mal-être chez l’observateur, qu’il va chercher à éliminer. C’est donc une réaction égoiSte (éliminer la cause d’un mal-être our se sentir mieux) qui déclenche l’aide. Deux hypothèses s’opposent Qui a raison ? Plusieurs expériences visant à tester les deux hypothèses ont globalement confirmé la théorie de D.

Batson (voir l’encadré page ci-contre). En résumé, ce n’est pas pour se sentir bien (ou moins mal) que l’on aide un individu, mais vraiment pour améliorer le bien-être de ce dernier. Ces expériences montrent, par conséquent, qu’une des deux hypothèses était fausse. Mais cela posé, examinons le degré de validité intrinsèque du raisonnement selon lequel l’altruisme est de l’égoiÈme caché. Trois types ‘erreurs sont commis par ses partisans, d’ordres logique, épistémologique et éthique.

Certains actes altruistes n’impliquent aucun calcul intéressé, en particulier quand une personne réagit d’une façon quasi impulsive, sans prendre le temps de réfléchir, simplement parce qu’elle voit une personne en daneer (noya certaine satisfaction, en déduisent que La morale @ Ceweau & Psycho l’objectif caché de toute action altruiste est de procurer du plaisir à son auteur. Ils commettent ici une erreur logique, en prenant pour un objectif ce qui est un effet secondaire. Car l’objectif est de rendre ervice à autrui, tandis que le bien-être ressenti est un effet secondaire.

Cest comme si l’on affirmait que, puisqu’un paquebot consomme du combustible lors d’une croisière, l’objectif de tout voyage est de consommer du combustible. La principale faiblesse de la théorie de l’égoi#rne déguisé en altruisme réside para- doxalement dans sa force apparente – mais illusoire : son immunisation face à toute critique. En effet, tout « confirme » la théorie, car, comme le souligne le philosophe français Michel Terestchenko, « s’il existe bien des conduites apparemment désintéressées, il est mpossible de prouver qu’elles procèdent d’intentions réellement altruistes visant le bien d’autrui en lui-même. ? Autrement dit, la théorie de l’égoïsme ne peut jamais être mise en défaut, puisque même les actes les plus altruistes sont systématiquement traités d’égoïstes. L’altruisme face à la méthode expérimentale constat d’un acte altruiste ne nous dit rien de la LMaisemotivation – altruiste ou égo-lSte – qui 3 sont pas les seules possibles. Selon lui, quand des actes altruistes sont fondés sur l’empathie, il s’agit d’un pur altruisme ne reposant pas sur des mobiles égoïstes cachés.

D. Batson et son équipe ont fait varier le niveau d’empathie des sujets, soit en demandant à la moitié d’entre eux d’essayer de se mettre à la place de la personne dont ils allaient leur parler, soit en leur expliquant que cette dernière partageait leurs valeurs. Ils ont d’abord montré que l’empathie est source d’altruisme ; un sujet observait une jeune femme recevant des chocs électriques (simulés, ce que le participant ignorait) et on lui proposait de prendre sa place.

Par ailleurs, on disait au sujet qu’il pouvait quitter la salle d’expérience après seulement deux chocs électriques ituation dite d’échappatoire facile — ou on lui disait qu’il devait rester jusqu’à la fin de l’expérience qui comportait dix chocs électriques – situation dite d’échappatoire difficile. La majorité des personnes « ? @ uxorphoto / Shutterstock. com haut niveau d’empathie » ont proposé de remplacer la femme, quelles que soient les conditions, tandis que les sujets « à faible niveau » l’ont fait trois fois plus souvent en situation d’échappatoire facile que d’échappatoire difficile (64 pour cent contre 18).

En outre, l’altruisme fondé sur l’empathie ne sert pas à améliorer son image. Pour le montrer, on propose au ujet de passer un moment avec une femme dépressive en quête d’amis. On précise à certalns participants que la femme et l’expérimentateur seront informés de leur choix et à d’autres que leur décision restera confidentielle. Les sujets à faible ni PAGF s 3 informés de Les sujets à faible niveau d’empathie sont moins nombreux à rencontrer la femme en sltuation de confidentialité, tandis que les sujets à haut niveau acceptent autant dans les deux conditions.

Altruisme et estime de soi Enfin, D. Batson a montré que l’altruisme ne sert pas à augmenter l’estime de soi. Le sujet est informé qu’une emme doit effectuer un test, où chaque erreur qu’elle commet est sanctionnée par une décharge électrique (factice). Le participant doit accomplir la même tâche – sans décharges chaque réussite de sa part annulant la sanction infligée à la femme. Mais on annonce finalement à la moitié des sujets que la femme ne recevra pas de décharges et que l’expérimentateur se contentera de lui signaler ses erreurs.

Les sujets à faible niveau d’empathie sont plus satisfaits dans la première condition (leur intervention est utile), tandis que les sujets ? haut niveau manifestent autant de satisfaction dans les deux conditions. Ainsi, les travaux de D. Batson confirment son hypothèse selon laquelle l’altruisme fondé sur l’empathie est authentique. Aujourd’hui, la communauté scientifique considère que cette thèse est solide. @ L’Essentiel no 18 / mai – juillet 2014 31 @ ARZTSAMUI / Shutterstock. om On peut s’appuyer sur la théorie de la réfutabilité de l’épistémologue Karl Popper (1902-1994) pour trancher entre les deux hypothèses. Selon Pop er est scientifique une théorie réfutable, c’est-à-dire qui tests permettant de la réfuter éventuellement. Une théorie qui n’est pas réfutable n’est pas scientifique. Popper ropose quelques exemples : la phrase « Il existe un serpent de mer » est irréfutable puisqu’il est impossible de prouver que cette proposition est fausse, c’est-à-dire de prouver qu’il n’en existe pas.

Inversement, « Il existe un serpent de mer actuellement exposé au British Museum » est une proposition réfutable. Mais pour qu’une théorie soit scientifique, il faut qu’elle soit non 2. Allez-vous sauver ce chat parce que vous êtes naturellement bon ou parce que cela va vous faire plaisir ? Ou les deux à la fois ? 32 seulement réfutable, mais aussi non réfutée. Seules survivent les théories ayant passé vec succès l’examen de la réfutation. Or la théorie de l’égoïsme fondamental est irréfutable, comme le souligne Popper : «  » Toutes les actions humaines sont égoiÈtes, motivées par l’intérêt. Cette théorie est très répandue Or il est clair que cette théorie, et avec elle toutes ses variantes, n’est pas falsifiable : aucun exemple d’action altruiste ne peut réfuter ridée selon laquelle il en existe une motivation égoïste cachée. » Le sociologue français Luc Boltanski de l’ehess à Paris, décrit bien 7 3 aisée, on peut lui faire remarquer que son action est superficielle et qu’il e donne bonne conscience. Il va donc devoir prouver sa sincérité ; mais jusqu’où ? En vivant dans un bidonville ? Dans un baraquement préfabriqué ou dans une cabane en carton ?

Aucun sacrifice ne sera assez grand pour montrer la pureté de ses intentions. Nazisme, maltraitance, génocide D’ailleurs, on pourrait remplacer ce discours psychorlgide par son contralre, en affirmant que tout acte est, au fond, soustendu par de l’altruisme. Même les plus révoltants ? Même les génocides ? Même la maltraitance ? Pourquoi pas… Hitler affirmait haut et fort que tout ce qu’il entreprenait était destiné au bien de la « race ryenne Il était peut-être convaincu de faire le bien et a malheureusement réussi à en convaincre beaucoup de monde.

Par ailleurs, certains parents maltraltants affirment agir pour le bien de leur enfant.. Si l’on s’engage dans cette logique, on se retrouve dans le même cas de figure que précédemment : il est impossible à un contradicteur de s’opposer à cette théorie de l’altruisme systématique par une argumentation rationnelle, car on pourrait toujours trouver une motivation altruiste cachée derrière les actes les plus monstrueux.

Certes, l’idée insensée que la barbarie nazie u la maltraitance puissent être sous-tendues par de l’altruisme révolte notre conscience morale, mais elle est aussi valide Io i uement que la théorie de l’éeoïsm altruistes font en général du bien à leur auteur. Par exemple, les historiens ont recueilli de nombreux témoignages de personnes qui ont sauvé des uifs pendant la Seconde Guerre mondiale et qui en ont ressenti une grande satisfaction. La plupart de ces personnes ne faisaient évidemment pas cela pour se faire plaisir, mais par empathie ou pour rester en accord avec leur conscience.

Il est cependant facile de comprendre qu’elles aient éprouvé de la oie en constatant qu’elles avaient sauvé un être humain. pourtant, les partisans d’une La morale @ Cerveau & Psycho vision pessimiste de la nature humaine s’en emparent pour parler d’altruisme impur, considérant que la motivation profonde était en fait égoïste. Plusieurs enfants juifs cachés ont raconté qu’ils avaient passé dans des famllles les meilleures années de leur vie, en raison de l’affection dont ils étaient entourés.

Faut-il vraiment penser que les femmes et les hommes qui avaient la double satisfaction de sauver des enfants et de les voir heureux agissaient par altruisme doublement impur ? Voici deux exemples de ce mode de raisonnement. La philosophe Neera Kapur Badhwar, de l’Université de l’Oklahoma, affirme qu’un aspect essentiel de la moti- vation des personnes ayant sauvé des Juifs était un double intérêt personnel : façonner le monde selon leurs valeurs et affirmer leur identité ro re.

Dans un registre proche, le psychologue so 13 satisfaction (avec des propos tels que « Cela a été une expérience très enrichissante pour moi et pour toutes les personnes autour de moi Il en conclut que ces personnes ne sont pas altruistes, partant du principe qu’un altruiste agit pour e bénéfice d’autrui sans que lui-même en tire un quelconque avantage Dale Miller, de PUniversité Stanford, et Svivonselon Rebecca Ratner, de l’Université du Maryland, nous sous l’emprise d’une « norme sociale d’interét personnel », qui consiste à affirmer que les individus sont motivés par l’intérêt personnel, et surtout qu’ils doivent l’être. ? Au moins dans les cultures individualistes, aucune motivation n’est considérée plus normale (ou rationnelle) que l’intérêt personnel. » D. Miller pose cette question : « Comment se faitil que les gens en arrivent à adopter la théorie de ‘intérêt personnel alors que la vie quotidienne fournit si peu de preuves de cela ? » Cette norme est aujourd’hu si répandue dans la société que beaucoup craignent d’être perçus négativement s’ils affirment agir au nom de valeurs personnelles telles que l’altruisme ou l’empathie.

Discutant avec des personnes impliquées dans une activité sociale ou humanitaire, j’ai parfois entendu certaines me dire : « Mais vous savez, en fait, je rai fait par pur égoïsme. C’est parce que ça me plaisait de le faire. » En bref, selon moi, revendiquer d’être égoiSte est aujourd’hui une des formes les plus répandues du discou t correct.