histoire

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Introduction « Un ordre purement géographique paraissait devoir anéantir les liaisons politiques et morales des divers tableaux que nous avions ? présenter ; un ordre purement politique aurait nul à la description des montagnes, des mers, des fleuves, des climats. Comment concilier, en quelque sorte, ces deux méthodes ? Il faut tenter plus d’une voie, il faut varier les moyens selon les obstacles qu’on se propose de vaincre. » Conrad Malte-Brun, « or2S le but, le plan et lesd sic. • Géographie universelle, livre pre 13. phie en général, et n particulier r Frères, 1852, p.

Repenser la « seconde guerre de Cent Ans » En 1792, un administrateur révolutionnaire anonyme décrit ainsi relations entre la France et PAngleterre : « Rivalité de domination dans les deux mondes, rivalité de commerce, rivalité de talent et de génie, tout semblait se réunir pour diviser ces deux puissances 1. » Le discours sur les deux modèles nationaux est en effet un passage obligé des récits de voyage, de la littérature économique ou de la propagande politique en France et d’Augsbourg à Waterloo un continuum dans les relations franco-anglaises.

L’historien victorien J. -R. Seeley écrit par exemple en 1884 : « La vérité est que toutes es guerres se groupent d’une manière tout à fait symétrique, et que toute cette période a été comme un siècle de rivalité gigantesque entre la France et l’Angleterre, comme une seconde guerre de Cent Ans 2. » Des historiens comme]. Meyer 1. AMAE, CPA 585, jun 1792, fo 82 vo. 2. Seeley J. R. , L’expansion de l’Angleterre. Deux séries de lectures, 3e éd. , paris, Armand Colin, 1901 (éd. nglaise : 1 884), p. 30. Citons aussi l’ouvrage de Buffington Arthur Howland, The Second Hundred Years War, Londres, Greenwood Press, 1976 (le éd. : 1929). 17 UNE MER POUR DEUX ROYAUMES. LA MANCHE FRONTIERE FRANCOCANGLAISE… et J. S. Bromley ont repris à leur compte cette vision du xixe siècle 3, tandis que d’autres font usage de la figure rhétorique et l’utilisent pour son aspect accrocheur et commode, comme H. M. Scott 4 ce qui explique aussi son succès dans les manuels universitaires.

Linda Colley, quant à elle, rejette l’expression comme impropre, tout en décrivant les relations entre les deux États dans des termes proches : « puissances dominantes PAGF OF t sur mer et sur terre, Waterloo en 1815. Et ce ne furent que les expressions les plus violentes d’une rivalité bien lus ancienne et à plusieurs niveaux Les Brltanniques et les Français ne purent jamais vivre ensemble pacifiquement, ni s’ignorer et voisiner de façon neutre. Le résultat fut moins une série de guerres conventionnelles et séparées, qu’un seul conflit particulièrement profond et prolongé 5. ? Rares sont ceux qui, à l’instar de François Crouzet, réfutent l’expression 6. En ramenant ainsi la relation entre les deux États ? conflit quasi-permanent, les auteurs amalgament plusieurs presupposes. On néglige ainsi le fait que 50 pour cent de la séquence 1689-1815, soit 64 années sur 127, sont des années de paix. La période souvent appelée « Entente cordiale pendant les années 1716-1731, voit même une alliance franco-anglaise dans les affaires européennes. Le finalisme de la formule fait donc primer l’affrontement sur l’échange, la guerre le commerce.

Or, dans certains domaines de l’historiographie francoanglaise, ce type de discours a depuis longtemps été réévalué. Les études d’histoire littéralre ont mis raccent sur les échanges intellectuels entre les deux pays, qui continuent en temps de guerre 7. De même, en histoire économique et sociale, des travaux ont permis de repenser l’opposition PAGF 3 OF Johnson D. (éd. ), Dix siècles d’histoire franco-britannique : de Guillaume le Conquérant au Marché commun, Paris, Albin Michel, 1979, p. 153-190. 4. Scott H. M. « The Second « Hundred Years Waw, 1689-1815 1-0, vol. XXXV, no 2, juin 1992, p. 433-469, dont le review article est bien plus nuancé que son titre ne le laisse penser. 5. Colley L, Britons. Forging the Nation 1707-1837, Londres, Vintage, 1996 (l re éd. : 1992), p. 1-2. 6. Crouzet F. , « The Second Hundred Years War•. Some Reflections in FH, vol. X, na 4, décembre 1996, p. 432-450. 7. Falvey J. et Brooks W. (éd. ), The Channel in the Eighteenth Century: Bridge, Barrier, and Gateway, Oxford, Voltaire Foundation, 1991 ; Grieder J. Anglomania in France, 1740-1789: Factr Fiction, and Political Discourse, Genève, Droz, 1985 ; Cohen M. et Dever C. , The Literary Channel: The Inter-National Invention of the Novel, Princeton, Princeton UP, 2002. L’ouvrage de Rainsford D. , Literature, Identity and the English Channel, Basingstoke, Palgrave, 2002, conforte en revanche les stéréotypes habituels : « French identities, at least since the Hundred Years War, happen to have been defined With special regularity in opposition to English ones (and ice versa), and the Channel is the most literal, un’gnorable site of that opposition » (p. ). 18 INTRODUCTION pendant la première révolution industrielle 8, et en montrant la similitude des processus de mobilité élitaires dans les villes françaises et anglaises 9. Du point de vue de l’histoi n revanche, la France et de vue de l’histoire politique, en revanche, la France et l’Angleterre continuent à être décrites, en reprenant la propagande du temps, comme des « ennemis naturels et nécessalres IO Un tel discours décalque une croyance essentialiste du xviiie siècle, sur le aractère naturel de la compétition entre les États et, par extension, entre les nations.

L’histoire comparée franco-britannique a longtemps été une histoire des images réciproques, comme en témoigne encore aujourd’hui le nombre des ouvrages consacrés aux stéréotypes nationaux, sous la forme d’anthologies ou de synthèses à destination du grand public 11. La portée des et des caricatures, les contextes dans lesquels ils sont formulés et l’ancrage social des locuteurs n’attirent pas toujours l’attention, ce qui n’empêche pas de conclure à la rivalité des deux peuples 12.

L’idée que la nation est le fruit d’une construction historique, et dun contexte politique, économique et social spécifique, a pourtant depuis longtemps été formulée par les historiens marxistes 13. Eric Hobsbawm suggérait ainsi d’étudier « la nation par en bas, c’est-à-dire du point de vue non pas des gouvernements ou des porte-parole et militants des mouvements politiques mais par les gens ordinaires 14 Ce programme n’a pas eu tellement d’échos concrets dans l’historiographie du fait national au xviiie siècle, qui reste cent es, s’intéressant plus PAGF s OF sources utilisées – essentiellement .

La thèse classique est celle de Crouzet F. , De la supériorité de l’Angleterre sur la France, l’économique et l’imaginalre XVIIe-XXe siècle, paris, Perrin, 1985. Sur la remise en cause du paradigme d’une diffusion de la révolution industrielle de l’Angleterre vers l’Europe, voir Prados de la Escosura L. (éd. ), Exceptionalism and Industrialisation: Britain and Its European Rivais, 1688-1815, cambridge, Cambridge UP, 2004. L’opposition entre le libéralisme à l’anglaise et le colbertisme à la française a aussi été critiquée : Minard P. «France « colbertiste » versus Angleterre « libérale » ? Un mythe du xviiie siècle », Genet J. -P. et Ruggiu F. -J. (éd. ), Les idées passent- elles la Manche ? Savoirs, représentations, pratiques, France- Angleterre, Xe-XXe siècles, Paris, Presses de runiversité de Paris- Sorbonne, 2007, p. 197-210. 9. Ruggiu F. -J. , Les élites et les villes moyennes en France et en Angleterre (XVIIe-XVlIle siècles), Paris, L’Harmattan, 1997. 10. Black J. , Natural and Necessary Enemies: Anglo-French relations in the eighteenth century, Londres, Duckworth, 1986. 1 . Pour nous limiter aux cinq dernières années, voir Vion M„ Perfide Albion ! Douce Angleterre ? L’Angleterre et les Anglais vus par les Français du XIVe siècle à l’an 2000, Saint-Cyr-sur-Loire, Alan Sutton, 2002 ; Guiffan J. , Histoire de l’anglophobie en France : de Jeanne d’Arc à la vache folle, Rennes, Terre de brume, 2004 ; Bertaud J. -p. , Forrest A. et Jourdan A. , Napoléon, le monde et les Anglais : guerre des mots et des images, paris, Autrement, 2004. 12. OF les Anglais : guerre des mots et des images, Paris, Autrement, 12.

Voir cependant, pour un point de vue plus nuancé, Tombs R. et Tombs 1. , That Sweet Enemy. The British and the French from the Sun King to the Present, Londres, W. Heinemann, 2006. 13. Voir en particulier l’ouvrage très influent de Anderson B. , L’imaginaire national : réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte, 2002 (éd. anglaise : 1983). 14. Hobsbawm E. , Nations et nationalisme depuis 1780, Paris, Gallimard, 1992 (éd. anglaise : 1990), p. 29, coll. ? folio Avant lui, Pierre Vilar avait déjà montré l’intérêt d’une telle démarche : voir La Catalogne dans FEspagne moderne. Recherches sur les fondements économiques des structures nationales, Paris, SEVPEN, 1962. 19 des ouvrages imprimés, pamphlets, journaux ou encore tableaux , est sans oute à l’origine de ce biais 15. Lorsque les représentations populaires sont évoquées, c’est souvent par opposition aux élites, suivant un déterminisme sociologlque dont Roger Chartier a montré les limites 16.

Gerald Newman oppose ainsi le cosmopolitisme de la noblesse britannique à la « tradition contraire de la xénophobie et du sentiment anti-français, particulièrement PAGF 7 OF appuyer cette affirmation. L’histoire des identités nationales, qui s’est développée en France et en Angleterre depuis une décennie, n’échappe pas totalement à cette tendance. La démarche de Linda Colley en est un exemple. Cette historienne applique ainsi à fidentité britannique un paradigme défini par l’anthropologue norvégien Frederik Barth sur les identités ethniques, toujours élaborées en opposition contre une altérité 18.

Dans ce cadre, la construction de la Britishness au xviiie siècle s’expliquerait notamment par l’hostilité constante envers la France, qui transcende les clivages sociaux et culmine avec les guerres de la Révolution et de l’Empire • « [Les Britanniques] finirent par se définir comme un seul peuple non pas à cause d’un quelconque consensus politique ou culturel interne, mais lutôt en réaction contre PAutre au-delà de leurs côtes 19. » Contrairement à Barth, qui montrait la fluidité et l’évolution de ces interactions, les oppositions nationales sont ici fixées dans des symboles et dans une memoire collective.

On trouve une lecture similaire sur la France. D’après Liah Greenfeld, c’est « le ressentiment contre l’Angleterre qui a façonné les fondations idéologiques de la conscience nationale française 20 tandis que pour Edmond Dziembowski, « la France reste bel et bien majoritairement anglophobe. Le sentiment d’aversion envers PAngleterre dépasse largement IS. Sur la France au xviiie siècle la lu art des travaux portant sur la nation ressortissent ? PAGF 8 OF l’histoire des idées ou à l’histoire intellectuelle : voir Guiomar J. -Y. , La nation entre l’histoire et la raison, Paris, La Découverte, 1990 ; Bell D. The Cult of the Nation in France. Inventing Nationalism, 1680-1800, Cambridge, Harva d up, 2001 16. Chartier R. , « Histoire intellectuelle et histoire des mentalités. Trajectoires et questions », RS, n 111-112, juillet-décembre 1983, p. 293 (rééd. dans Au bord de la falaise. L’histoire entre certitudes et inquiétudes, Paris, Albin Michel, 1998). 7. Newman G. , The Rise of English Nationalism. A Cultural History 1740-1830, New York, st Martin’s Press, 1987, p. 37. Ce topos a pourtant été réévalué pour des périodes antérieures. Voir Goose N. « « Xenophobia » in Elizabethan and Early Stuart England: An Epithet Too far? Id et Luu L (éd. ), Immigrants in Tudor and Early Stuart England, Brighton, Sussex Academic Press, 2005, p. 110-135. Référence donnée par Penny Corfield, que je remercie. 18. Voir son essai classique « Ethnic groups and boundaries » (1969), reproduit dans Poutignat P. et Streiff-Fenard J. Théories de l’ethnicité, suivi de Les groupes ethniques et leurs frontières, paris, PUE 1995. 19. Colley L. , gritons… , op. cit. , p. 6. Voir aussi Id. , « Britishness and Otherness: An Argument », jas, vol. xxl, no 1, janvier 1992, p. 309-329. 20. Greenfeld L, Nationalism. Five Roads to Modernity, Haward, Harvard UP, 1992, p. 180. 20 la simple question des co PAGF ques 21 ». Dans tous les Dans tous les cas, les relations franco-anglaises sont donc figées sur un mode hostile, sans chercher à définir sociologiquement la sphère de pertinence des stéréotypes. La Manche, une frontière naturelle ? Cette opposition de très longue durée, valable quels que soit les espaces sociaux de référence, est cristallisée dans le déterminisme de la géographie.

Les deux pays sont séparés par une barrière physique redoublée d’une frontière polltique et culturelle : la Manche est une césure symbolique et matérielle, qui résume tous les antagonismes franco-anglais. Cette façon de lire l’espace a traversé les deux derniers siècles. Dans son Tableau de la France (1833), c’est à l’intérieur d’un développement sur l’antagonisme franco-anglais que Jules Michelet décrit la symétrie des côtes : ? La grande lutte polltique a longtemps été entre la France et l’Angleterre.

Ces deux peuples [sicl sont placés front à front comme pour se heurter ; les deux contrées, dans leurs parties principales, offrent deux pentes l’une en face de l’autre ; ou si l’on veut, c’est une seule vallée dont la Manche est le fond. Ici la Seine et Paris ; là Londres et la Tamise. Mais présente à la France sa partie germanique ; elle retient derrière elle les Celtes de Galles, d’Écosse et d’Irlande. La France, au contraire, oppose un front celtique à FAneIeterre. Ch ontre à l’autre dans ce