Barthe Lemieux Sociologie Pragmatique Mode D Emploi

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SOCIOLOGIE PRAGMATIQUE . MODE D’EMPLOI Yannick Barthe et al. De Boeck Supérieur I Politix 2013/3 – NO 103 pages 175 à 204 Document téléchargé depuis www. cairn. info – Université de Marne-Ia-ValIée – – 193. 50. 159. 175 – 10/07/2014 10h58. @ De Boeck Supérieur Article disponible en ligne à l’adresse: -175. htm or65 Sni* to -politix-2013-3-page pour citer cet article : Yannick et al. , « Sociologie pragmatique : mode d’emploi p, politiX, 2013/3 NO 103, p. 175-204. DOI : 10. 391 upox. 103. 0173 Distribution électronique Cairn. nfo pour De Boeck Supérieur. Document téléchargé depuis www. cairn. infa – Université de Marne-la-vallée – – 193. 50. 159. 175 – 10/07/2014 10h58. @ De ISSN 0295-2319 Yannick Barthe, Damien de Blic, Jean-Philippe Heurtin, Éric Lagneau, Cyril Lemieux, Dominique Linhardt, Cédric Moreau de Bellaing, Catherine Rémy, Danny Trom Résumé — En trente ans, la « sociologie pragmatique » (aussi dénommée « soclologie des épreuves ») a produit des enquêtes empiriques touchant à l’ensemble des domaines de la vie sociale.

En conformité avec les postulats théoriques qu’ils entendaient défendre, les chercheurs qui se reconnaissent dans ce courant sociologique ont mis au point des façons sensiblement ouvelles de conduire renquête, de collecter les données, d’explorer les terrains, de penser par cas et de se servir des controverses et des affaires comme points d’entrée dans l’ordre social et dans la question de sa problématique reproduction.

L’objectif de cet article est de caractériser en dix points le style pragmatique en sociologie et de préciser ce que sont ses réquisits méthodologiques et ses conséquences pratiques dans la conduite du travail d’enquête. volume 26 – p. 175-204 DOI: 10. 3917/pox. 103. 0175 Marne-la-vallée – 193. 50. 159. 175 – 10/07/2014 10h58. De OF Supérieur Dans l’esprit des auteurs de ce texte, deux approches, par- delà leurs sgnificatives différences, en forment l’armature • l’anthropologie des sciences et des techniques développée par Michel Callon et Bruno Latour et la sociologie des régimes d’action impulsée par Luc Boltanski et Laurent Thévenot.

En trente ans, elles ont suscité des enquêtes empiriques touchant ? l’ensemble des domaines de la vie sociale : de l’usine à la communauté religieuse, de l’institution scolaire aux mondes de l’art, des controverses scientifiques aux scandales politico-financiers, des institutions politiques aux mouvements haritables, de l’univers des médias d’information aux transformations du monde médical, en passant par les nouvelles mobilisations liées aux risques sanitaires et environnementaux, les mutations du management, les effets politiques et sociaux des mesures statistiques, le fonctionnement des marchés financiers ou les pratiques de maintien de l’ordre et de surveillance. Des objets sociologiques « classiques » ont ainsi été saisis sous un jour nouveau, tandis que d’autres phénomènes, 1. L’étiquette « pragmatique » que nous reprenons ici, ne doit donc pas laisser penser que le type de sociologie qu’elle ésigne se place en position d’hérltière directe des philosophes pragmatistes tels que Charles S. Peirce, John Dewey, William James ou George H. Mead.

D’une part, cette sociologie ne se veut pas un propos d’ordre philosophique sur le monde social et physique mais, bel et bien, une sociologie : ceci implique notamment que l’enquête em iri ue menée selon des méthodologies éprouvées sociales, y joue PAGF 3 OF si l’influence sur elle du pragmatisme est décisive (tout particulièrement à travers le relais offert par la tradition sociologique interactionniste et gaffmanienne, ainsi que ar l’ethnométhodologie), ses sources d’inspiration n’en sont pas moins variées – certains sociologues des épreuves puisant une part non négligeable de leur réflexion dans le durkheimisme, la sociologie wébérienne, la phénoménologie ou les science studies. 2. En raison de l’importance cardinale jouée par la notion d’« épreuve » dans cette approche. Cf. notamment Latour Pasteur : guerre et paix des microbes. Suivi de Irréductions, Paris, La Découverte, 2011 [1re éd. 1984] ; Boltanski Thévenot De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991 ; Boltanski Chiapello Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1998. Pour un essai de présentation synthétique de la notion, Lemieux « Jugements en action, actions en jugement. Ce que la sociologie des épreuves peut apporter à Pétude de la cognition », in Clément (F. ), Kaufmann dir. La sociologie cognitive, Paris, Orphys-Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2011 Marne. la-vallée – 193. 50. 159. 175 – 10/07/2014 10h58. @ De e milieu des années 1980 a vu naître en France, dans un contexte dominaient la sociologie critique de P. Bourdieu et l’individualisme méthodologique de R. Boudon, un courant nouveau de la sociologie. Il a ris le nom de sociologie pra mati ue. Il reviendra aux historiens de la discipline de détermi cette appellation a PAGF OF comment elle en est venue à désigner un courant d’approches hétérogènes mais néanmoins reliés par un air de famille, que seul un regard rétrospectif permet, mais parfois avec peine, d’unifier.

Ce courant s’est nourri d’apports divers : l’interactionnisme, l’ethnométhodologie, les théories de l’action située, puis plus tardivement, la tradition philosophique américaine appelée pragmatiste 1. L’intention de ce texte n’est donc aucunement de gloser autour de l’usage du erme, ni de jeter une exclusive sur ce nom, mals de dessiner les contours d’une pratique de la sociologie que l’on appellera indifféremment « sociologie pragmatique » ou « sociologie des épreuves 2 Yannick Barthe et al. 177 Document téléchargé depuis www. cairn. info – université de Au fil de ces travaux, des postures méthodologiques propres ont été dégagées, discutées et révisées.

En conformité avec les postulats théoriques qu’ils entendaient défendre, les sociologues pragmatistes ont forgé des façons sensiblement nouvelles de conduire l’enquête, de collecter les données, d’explorer les terrains, e penser par cas et de se servir des controverses et des affaires comme points d’entrée dans l’ordre social et dans la problématique reproducti PAGF s OF uestion de sa ble de savoir-faire a, pour et de les faire évoluer. Ils s’appuient, pour analyser le monde social, sur ses postulats théoriques et mobilisent ses cadres conceptuels. À leurs yeux, le texte qui suit vise en priorité à expliclter ce que nécessite, dans un sens d’abord technique, la pratique de la sociologie dite pragmatique. Il s’agit, en somme, de caractériser le style pragmatique en sociologie et de préciser ce que sont ses réquisits méthodologiques t ses conséquences pratiques dans la conduite de l’enquête 3.

La notion de style importe. Inutile de préciser qu’elle renvoie ici ? un style d’enquête, de raisonnement et de restitution – autrement dit à un style de pratlque. un style implique de fortes convergences, mais en aucun cas une parfaite homogénéité de l’ensemble des travaux qui s’en revendique. De même, s’il se reconnaît à un ensemble de traits distinctifs, bien repérables, il admet un degré de variabilité manifeste, parfois de désaccord ou de conflit. Notre objectif, ici, consiste à préciser, à travers la formulation de dix points de larlfication, les exigences qui permettent de produire une enquête sociologique de style pragmatique.

La démarche est donc volontairement rétrospective, destinée à mesurer le chemin parcouru, à mieux faire connaître ce socle commun, que les auteurs de cet article conçoivent comme dynamique et ouvert aux reformulations et réorientations. De ce point de vue, le texte que l’on va lire est surtout destiné aux jeunes sociologues et politistes afin qu’ils puissent se falre une idée plus complète de ce que ce genre de sociologie implique. 3. Pour d’autres textes d’introduction à la sociologie pragmatique, f. notamment Bréviglieri (M. StavaDebauge « Le geste pragmatique de la sociolo , Antropol[tica, 7, 1999 ; StavoDebauge « Le geste pragmatique de la sociologie française Antropolitica, 7, 1999 ; Cantelli (Fr), Genard (J. L), « Êtres capables et compétents : lecture anthropologique et pistes pragmatiques Sociologies, 2008 [en ligne : http://sociologies. revues. org/1943] ; Dodier (N. ), « L’espace et le mouvement du sens critique », Annales, 60 (1), 2005 ; Nachi (M. ), Introduction à la sociologie pragmatique, Paris, Armand Colin, 2006 ; Lemieux « Jugements en action, actions en jugement… » art. cit. 03 jusqu’ici tenus pour illégitimes ou simplement méconnus, comme les pratiques des amateurs de musique, la présence des non-humains au cœur des activités sociales ou certaines croyances populaires réputées irrationnelles (telles, par exemple, celles liées aux apparitions de la Vierge ou aux soucoupes volantes) ont pu être pris au sérieux en tant qu’objets à part entière. 78 Sociologie pragmatique : mode d’emploi Le regard que la sociologie pragmatique porte sur les faits d’ordre macrosociologique peut se résumer d’une phrase : elle ne les dissocie iamais des opérat ocessus dans et par PAGF 7 OF e vue, que la sociologie pragmatique s’efforce de ne jamais quitter le plan des situations et par conséquent, le niveau « micro À ceci près, toutefois, que le niveau « micro » n’est pas envisagé dans son opposition avec le mveau « macro » mais au contraire comme le plan où, de situation en situation, le niveau « macro » lui-même est accompli, réalisé et objectivé à travers des pratiques, des dispositifs et des institutions, sans lesquels il pourrait certes être réputé exister mais ne serait plus en mesure, cependant, d’être rendu visible et descriptible. Cette démarche a présidé aux études consacrées, au début des nnées 1980, aux catégories socio-professionnelles 4. Dans ces travaux, l’intérêt pour la constitution d’agrégats statistiques visait à rendre compte de certaines modalités de structuration de l’espace social. Mais avec un parti pris méthodologique affirmé : suspendre la dualité entre, d’un côté, les processus d’objectivation et, de l’autre, la structure objectivée, au profit de l’analyse d’un double mouvement de stabilisation et d’extension des pratiques et des formes statistiques.

C’est cette approche que les sociologues pragmatistes ont étendue à l’analyse de différents formats de sommation, d’agrandissement et de otalisation à travers lesquels des réalités collectives sont constituées comme telles et certains êtres, par voie de conséquence, relégués dans la petitesse, l’invisibilité ou l’exceptionnalité 5. En cherchant à rendre compte des façons dont s’établissent socialement des procédures et des instruments ermettant aux acteurs d’évaluer la taille PAGF 8 OF collectives, ces travaux ont lié de manière systématique l’observation en situation à des considérations relatives à l’état de configurations macrosociales (à l’échelle, par exemple, d’une ville ou d’une nation), et vice versa 6. La sociologie des épreuves ne représente donc pas une approche étroitement centrée sur les seules situations de face-à-face. Les travaux accumulés depuis 4. Pour un bilan de cette ligne de recherche, cf.

Desrosières (A), Thévenot Les catégories socioprofessionnelles, pans, La Découverte, 2002. 5. Boltanski Les cadres. La formation d’un groupe social, paris, Minuit, 1982 ; Thévenot (L), « Les investissements de forme Cahiers du CEE, 29, 1986. 6. Cf. Hermant (E. ), Latour Paris, ville invisible, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond-La Découverte, 1998 ; Didier (E. ), En quoi consiste l’Amérique ? Les statistiques, le New Deal et la démocratie, Paris, La Découverte, 2009. Comment la sociologie pragmatique lie les niveaux « micro » et « macro » Yannick Barthe et al. 179 une trentaine d’années té PAGF ontraire d’un intérêt publics 10.

Elle ne délaisse pas non plus l’approche comparative, la déployant à travers la mise en regard de sociétés nationales 11 comme par le moyen d’« ethnographies combinatoires » consistant à rendre compte de types d’opérations sociales déterminées (faire de la science, évaluer, soigner, mettre à mort, etc. ) observées dans des contextes différents 12. En cela, la façon dont la sociologie pragmatique « apprivoise le grand Léviathan » ne conduit nullement à une relativisation – moins encore à un déni – de l’existence de réalités sociologques qui dépassent Fici et maintenant des situations observables 13. Sans quoi cette sociologie renoncerait ? ce qui est au fondement de toute démarche sociologique : considérer la société comme un phénomène total devant être appréhendé comme tel 14. 7. Callon (M. ), ed. The Laws of the Markets, Oxford-Malden (MA), Blackwell, 1998 ; callon Millo Muniesa eds, Market Devices, Oxford-Malden (MA), Blackwell, 2007 ; Boltanski Chiapello Le ouvel esprit du capitalisme, op. cit. 8. Linhardt « L’État et ses épreuves. Éléments d’une sociologie des agencements étatiques », Clio@ Thémis, 1, 2009 ; Linhardt Muniesa « Du ministère ? l’agence. Étude d’un processus d’altération politique », Politix, 95, 2011 ; Lemoine Les valeurs de la dette. L’État à l’épreuve de la dette publique, thèse pour le doctorat de science politique, Mines ParisTech, 2011 ; Moreau de Bellaing (C), « L’État, une affaire de police ? Quaderni, 78, 2012 , cantelli pattaror,i Roca (M. ), Stavo-Debauge (J. di Sensibilités pragmatiques. Faction publique, Bern, 10