analyse

essay B

L’initiation mystique dans La Porte étroite Sublimation et désacralisation par Marie A. Wegimont Introduction La grande majorité des critlques est d’accord sur la question du mysticisme religieux d’Alissa dans La Porte étroite. Germaine grée a résumé le sentiment général dans une phrase lapidaire: l’Alissa n’est pas éprise de Dieu.  » Il est généralement accepté que Gide a traité le mysticisme d’Alissa sur un mode ironique et que, dans ce récit, l’auteur a fait le procès de sa propre inclination mystique. Ce que Gide condamne dans la conduite d’Alissa, c’est to page essentiellement l’exc ystique débridée. dans La porte étroite coup de l’ironie. Tele l’initiation a lieu au d or 23 Sv. ige to View ne inclination ique ou religieux quement sous le e Jérôme dont (chapitre l, Il). 3Moins immodéré, moins religieux, plus orienté vers la morale que celui d’Alissa, le mysticisme de Jérôme qui a jusqu’ici passé inaperçu, semble avoir la faveur de l’auteur. L’inclination de Gide à Fégard du mysticisme n’est donc pas figée dans une position simple et unique: elle est ambiguë.

On doit dès lors se demander quel est le véritable sentiment de l’auteur envers ce mysticisme ui le fascine et l’effraie en même temps. 4 Telle est la question que la présente analyse textuelle se propose d’examiner. Nous concentrant sur le texte de l’introduction: chapitres l, 1 1 paragraphes 1, 2, 3 et nous limitant à l’initiation de Jérôme, nous tenterons de démo démontrer que Gide traite le mysticisme chrétien selon un procédé systématique qui trahit une intention précise.

Il vide progressivement et subtilement le langage mystique de son contenu religieux et fait glisser son texte vers une interprétation profane. Du coup il laisse voir sa position profonde vis-à-vis du ysticisme chrétien en dépit de son sens aigu du spirituel, de l’exigence, du dépassement de soi, et même du sacré. Gide est incapable de sentir et d’accepter l’élément essentiel du sentiment religieux: la transcendance absolue, c’est-à-dire celle qui lie. Side 85 1 . Titre, épigraphe et préambule Titre: La Porte étroite Épigraphe: Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite.

Luc, XII, 24 Préambule: Dautres en auraient pu faire un livre; mais l’histoire queje raconte ici, j’ai mis toute ma force à la vivre et ma vertu s’y est usée. J’écrirai donc très simplement mes souvenirs, et ‘ils sont en lambeaux par endroits, je n’aurai recours à aucune invention pour les rapiécer ou les joindre; l’effort que j’apporterais à leur apprêt gênerait le dernier plaisir que j’espère trouver à les dire. (495) Le titre entrebâille une porte. Cépigraphe l’ouvre toute large. Mobilisant St.

Luc, l’EvangiIe, la métaphore puissante d’une parabole bien connue, mentionnant même le nom de l’évangéliste, du livre et du verset d’où est tirée la citation, le rédacteur anonyme annonce que son récit touchera de très près la religion ou le mysticisme. Suit alors un préambule qui détonne. Plus un mot sur cette religion qui semblait devoir être le sujet de l’histoire. Pas un mot sur l’histoire elle-même qu’un préambule doit en princ 3 être le sujet de l’histoire. Pas un mot sur l’histoire elle-même qu’un préambule doit en principe présenter.

Pas un mot sur les personnages. Il y a seulement quelqu’un qui annonce qu’il va rédiger une histoire. Voilà donc l’essence du préambule: un je- narrateur et son écritoire. Voici l’histoire qu’il se prépare à rédiger: une femme était son Dieu, il l’a laisséealler au-devant de la mort, il l’a laissée monter ? un Golgotha aberrant, il nia même pas tenté de la sauver de sa folie, il avait cependant juré de la protéger contre la peur, le mal et la vie, en vrai chevalier. Qu’a-t-il à dire de tout cela au moment de prendre la plume?

Rien. Pourquoi prend-il la plume? Mystère. Que dit-il donc? Que son récit est authentique et que lul est epuisé. Qu’est donc devenu le sens rellgieux du titre? Il ne reste qu’une « vertu » mais « usée ». La vertu chrétiennepouvant se perdre mais non pas s’user, le lecteur se doute de ce qui lui sera confirmé plus loin: il s’agit ici d’une « virtus » à la romaine, ui s’accorde au mieux avec la morale gidienne. Le mot aussi bien que le concept de cette bizarre « vertu usée » est l’indice d’un virage idéologique subtil entrepris par l’auteur.

Placéequelques lignes après le titre-épigraphe, la « vertu usée » constitue une oppositionimportante. Cest dans cette opposition même que nous voyons l’empreinte tangible d’une intention. En effet, Gide juxtapose deux directions de pensée qui sont essentielles mais si différentes qu’elles entrent en conflit. Le titre-épigraphe annonce une histoire mystique: celle d’Alissa, alors que le préambule nnonce une histoire profane: celle du je-narrateur. Cest d’Alissa, alors que le préambule annonce une histoire profane: celle du je-narrateur.

Cest là une des raisons de l’extrême discrétion du préambule: Gide a évité, consciemment ou non, toute mention de contenu ou d’intention du récit, ce qui aurait forcé narrateur ou auteur à prendre Side 86 position plus ou moins explicitement vis-à-vis de ce mysticisme qui est proclamé par le titre mais qui ne se manifeste en rien dans le texte qui le suit immédiatement. 2. Portrait d’une future mystique Qu’Alissa Bucolin fût jolie, c’est ce dont je ne savais m’apercevoir ncore; j’étais requis et retenu près d’elle par un charme autre que celui de la simple beauté.

Sans doute, elle ressemblait beaucoup à sa mère; mais son regard était d’expression si différente que je ne m’avisai de cette ressemblance que plus tard. Je ne puis décrire un visage; les traits m’échappent, et jusqu’à la couleur des yeux; je ne revois que l’expression presque triste déjà de son sourire et que la ligne de ses sourcils, si extraordinairement relevés au-dessus des yeux; écartés de l’œil en grand cercle. Je n’ai vu les pareils nulle part… si pourtant: dans ne statuette florentine de l’époque de Dante; et je me figure volontiers que Beatrix enfant avait des sourcils très largement arqués comme ceux-là.

Ils donnaient au regard, à tout l’être, une expression d’interrogation àla fois anxieuse et confiante, oui, d’interrogation passionnée. Tout, en elle, n’était que question et attente… (501) Dès l’introduction, Gide donne à Alissa, encore adolescente, une allure mystique: air éthéré, yeux immenses, beauté irréelle, regard interrogateur dans lequel 3 allure mystique: air éthéré, yeux immenses, beauté irréelle, regard interrogateur dans lequel se devine l’angoisse étaphysique.

Il va jusqu’à lui trouver une ressemblance, lolntaine il est vrai, avec une célèbre mystique: la Béatrice de Dante. Cest la seule note religieuse qu’offre le portrait d’Alissa enfant. Cet effet superficiel aussitôt atteint, Gide ne s’aventure guère plus loin: il ajoute bien une ambiguë « interrogation passionnée » dans « le regard, dans tout l’être », mais cela reste vague comme la ressemblance avec Béatrice. Pas un mot en rapport avec la religion, la piété, le ciel ou Dieu, comme si le sujet était tabou ou Alissa athée.

Pas même un peu de cette chaleur qu’on attendraitd’une future mystique. Si Gide ne profite pas de cette occasion unique où il fait le portrait d’Alissa, pour dire ou montrer que, dès l’enfance, la vocation mystiquese pressentait déjà, alors que des mots tels que ‘Tinrenogafiüii passionnée, etc.  » y invitent irrésistiblement, cela signifie que l’auteur n’attache pas encore beaucoup d’importance au mysticisme d’Alissa, peut-être même pas du tout; ou, plus grave encore, que l’auteur rejette formellement le principe du mysticisme religieuxauquel il ne croit pas.

Quoi qu’il en soit, on aperçoit dans ce portrait une volonté double: ne pas franchir la rontière qui tient le religieux à distance du laïque mais en même temps exploiter les trésors poétiques du langage religieux au profit du laïque. En mettant sous les yeux du lecteur le joli visage de Béatrice, Gide produit deux effets: le personnage de Béatrice entrebâille la porte du mysticismereligieux; son nom et son visage nous PAGF s 3 le personnage de Béatrice entrebâille la porte du mysticismerelgieux; son nom et son visage nous transportent aux temps anciens et aux pays de la beauté, de la pureté, et de la religion.

Ayant amené son lecteur jusqu’aux limites du surnaturel, Gide ne veut cependant pas l’y faire entrer et le Side 87 retient sur le seuil. Ne voulant pas non plus le désenchanter il continue à parler un langage vaguement mystique qui bloque cette possibilité d’échappée effective vers le religieux: « Ils (les sourcils) donnaient au regard, à tout l’être, une expressiond’interrogation à la fois anxieuse et confiante, — o d’interrogation passionnée. Gide qui visualise ici, sans l’ombre d’un doute, Madeleine, sa femme, aurait pu recourlr au pouvoir d’évocation mystique très puissant de ses grands yeux qui disent éloquemment qu’elle aime Dieu. Il a préféré insister sur la mélancoliede ses minces et légers sourcils dont l’expression est plus ambiguë. 3. La détresse d’Alissa Elle est au chevet de son lit, à genoux, tournant le dos à la croisée d’où tombe un jour mourant son visage est noyé de larmes cette détresse était beaucoup trop forte pour cette petite âme palpitante, pour ce frêle corps tout secoué de sanglots mon âme s’écoulait.

Ivre d’amour, de pitié, d’un indistinct mélange d’enthousiasme, d’abnégation, de vertu, j’en appelais à Dieu de toutes mes forces et m’offrais, ne concevant plus d’autre but ? a vie que d’abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie. Je m’agenouille enfin plein de prière.. Jérôme, ne raconte à personne mon pauvre papa ne sait rien (503-504) Cette scène prière… Cette scène taillée comme un diamant, la plus dramatique de La Porte étroite, est aussi la plus pudique. Fidèlement tirée de la vie de Madeleine, c’est peut-être la scène intime qui, plus que toute autre, a marqué André pour la vie. La tension mystique ici est réelle et d’une puissance presque palpable. Gide n’a pas besoin de recourir à l’habituelle citation de l’Evangile ou à une figure de Dante. Le tableau de Madeleine, adolescente brisée par l’adultère de sa mère, inspire à Gide la création de cette silhouette d’Alissa agenouillée, en agonie, portant sur ses frêles épaules la faute de sa mère et, ne dirait-on pas aussl, la faute originelle de la toute première mère. Dans la pénombre, cet agneau épouvanté, prêt à être immolé, rappelle discrètement l’angoisse de Gethsémani.

Dans un cadre pareil, le lecteur s’attend plutôt à ce que cette petite mystique, dans son désespoir, se tourne spontanément vers Dieu, comme le fit Jésus. Mais Gide ne le veut pas. Le Gethsémani à la Gide ne va pas plus loin que « si sombre ? genoux jour mourant visage noyé de larmes…  » Pas question, donc, de prière ni de Dieu. Bien au contraire, le lecteur qui se penche avec compassion sur ce jardin d’agonie est rappelé brusquement à la réalité: la scène de désespoir d’Alissa se termine dans lianticlimax de la peur du qu’en dira-t-on6: Alissa ne trouve rien de mieux à dire que: « ils ne t’ont pas vu, n’est-ce pas?

Il ne faut pas qu’ils te voient ne raconte à personne Après avoir désacralisé ia détresse d’Alissa si brutalem 7 3 voient ne raconte à personne Après avoir désacralisé ia étresse d’Alissa si brutalement, Gide sent obligé d’amortir le coup. Il fait ajouter par Alissa, « mon pauvre papa ne sait rien… « , ce qui ne trompe personne. Side 88 4. La première transe de Jérôme: transe hérolque Devant la souffrance immense causée à Alissa par le péché de sa mère, Jérôme souffre avec elle, comme elle et pour la même raison qu’elle. Mais il souffre davantage encore.

II découvre que la destinée d’Alissa comporte une tragédie beaucoup plus grave que la faute d’une mère: Alissa est vouée à la mort parce qu’elle n’est pas assez forte pour vivre. 7 Cest lui, pas elle, qui a cette onscience tragique quand il dlt: « je m offrals, ne concevant plus d’autre but à ma vie que d’abriter cette enfant contre la peur, contre le mal, contre la vie » (nous soulignons). Paroles capitales sous la plume de Gide pour qui la vie, la force de vivre, est le bien suprême. Lutter contre la vie, n’est-ce pas pour Gide un péché mortel? Si Alissa n’a pas la force de vivre, elle n’a pas a fortiori celle d’être mystique.

Pour Jérôme, c’est exactement le contraire. Ce garçon « de santé délicate » acquiert subitement de la force pour deux. Chevalier, défenseur de l’orpheline, il va protéger Alissa « contre la peur, contre le mal, contre la vie.  » C’est donc lui, Jérôme, qui devient mystique, pas elle; lui l’homme fort, pas elle, la faible femme. Cest lui, non elle, qui entre en « transport mon âme s’écoulait ivre … je m’offrais abriter contre le mal…  » Toutefois, ce mysticisme avéré de Jérôme nous offre l’image d’une foi un peu tardiv 8 3 mal d’une foi un peu tardive.

Pour une fois, il est question de Dieu et de prière, mais le lecteur remarque que ce qui aurait pu être un puissant cri religieux se trouve atténué par l’expression peu enthousiaste et assez conventionnelle de « j’en appelai à Dieu’ . . Le sermon. Deuxième extase de Jérôme: ivresse de l’effort infini Dans la petite chapelle Le pasteur avait d’abord lu tout le verset: Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui condulsent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent.

Et le pasteur ramenait le début du texte, et je voyais celie porte éiroite par iaqueiie il fallait s’efforcer d’entrer. Je me la représentais, dans le rêve où je plongeais, comme une sorte e laminoir, ou je m’introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire, où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Et cette porte devenait encore la porte de la chambre d’Alissa. – et par delà toute macération, toute tristesse, j’imaginais, je pressentais une autre joie, pure, mystique, séraphique et dont mon âme déjà s’assoiffait.

Je l’imaginais cette joie comme un chant de violon à la fois strident et tendre, comme une flamme aiguë où le cœur d’Alissa et le mien s’épuisaient. (505-506) La technique de désacralisation de la parabole évangélique atteint ci son expressionextrême. Au niveau le plus explicite, l’anecdote continue avec la visite au temple des Bucolin consternés par le scandale d PAGF 3 explicite, l’anecdote continue avec la visite au temple des Bucolin consternés par le scandale de l’adultère.

Au deuxième niveau, Side 89 l’initiation au mysticisme continue pour Jérôme, qui voit grandir l’exaltation encorevague; mais, plus loin, celle-ci s’avérera avoir été la découverte de l’exigence et de l’essentielle ferveur. Implicite au troisième niveau, la tension entre mysticismereligieux et mysticisme moral continue mais en s’intensifiant. Au quatrième niveau, la technique de désacralisation s’affermit et étale ses cartes: ironie, métaphores, omissions, sous-entendus. L’ambiguïté tendancieuse domine.

D’abord il y a la citation exacte et complète de la parabole évangélique sur la base de laquelle est construite toute la scène. Le récit emprunte à la religion son langage et le conserve précieusement jusqu’au bout, surtout le mysticisme, le sublime et le halo poétique. Mais en cours de récit, l’ambigüité l’emporte et donne à la phrase une tournure qui fait dévier le sens religieux vers le sens profane: Exemple. « … comme ne sorte de laminoir, ou je m’introduisais avec effort, avec une douleur extraordinaire, où se mêlait pourtant un avant-goût de la félicité du ciel. Ceci pourrait être la description parfaite de la communion du mystique avec Dieu si ce n’était que l’accent est déporté de la « félicité du ciel » vers « l’effort »: ce dernier mot appartient moins à la terminologie chrétienne qu’à celle de Nietzche. La métaphore du laminoir est un autre correctif puissant qui désacralise le verset de St. Luc. Le laminoir fait un écho retentissant au préambule qui avait été, on s’en souvient, un timide désacra