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13 La dignité de l’homme selon Pascal Hirotsugu YAMAJO L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant. II ne faut pas que l’univers entier s’arme pour l’écraser, une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme puisqu’il sait qu’il meurt et l’av sait rien. (S231-L200) 9 ta Swipe que ce qui le tue, r lui.
L’univers n’en Ce passage, run des plus connus des Pensées, pourrait s’interpréter comme un hommage à l’homme, la seule créature dotée de raison, de la même façon que l’Éthique à Nicomaque, qui définit le suprême bonheur umain par la vie contemplative relevant de l’exercice de son intelligence, ou que le Discours de la méthode, qui considère l’esprit humain comme le moyen universel pour atteindre la vérité. En effet Pascal déclare par la suite : « Toute notre dignité consiste donc en la pensée » (S232-L200).
Mais de quelle pensée s’agit il ? L’homme, pour Travaillons donc à bien penser » suggère que nous ne le faisons pas (Cf. S626-L756). La dignité humaine ne réside pas tant dans notre capacité de penser que dans la bonne direction de celle-ci • Ce n’est point de fespace que je dois chercher ma dignité, mais ‘est du règlement de ma pensée. Je n’aurai point d’avantage en possédant des terres. Par l’espace funivers me comprend et m’engloutit comme un point, 1 ) J. -L.
Martinet remarque que la dignitas désigne « la qualité d’une chose ou d’une personne qui convient à telle ou telle fonction, tel ou tel usage particulier et qu’elle implique trois éléments : l’action, la qualité d’un être et notamment les devoirs (Montaigne et la dignité humaine. Contribution à une histoire du discours de la dignité humaine, paris, Eurédit, 2007, pp. 17-18). 14 par la pensée je le comprends. SI 45-L113 2) ) Le « règlement de ma pensée » dépend de sa soumission à une juste règle, à un bon ordre. our Pascal, l’homme doit conduire sa pensée suivant un certain ordre vers un certain objet, ce que pourtant nous négligeons. Quel objet ? II ne s’agit évidemment pas de la « possession des terres », c’est-à-dire de l’usurpation du pouvoir temporel. ‘apologiste condamne sans cesse la libido dominandi (le désir de dominer), qui empêche d’être humble devant Dieu et de l’aimer 3) « Bien penser » n’est absol nser aux moyens de 2 OF lg grand c’est qu’« il se connait misérable » SI 46-1_114), et s’il est « noble c’est qu’« il sait qu’il meurt » (S231-UOO).
La suprême misère de l’homme s’avère être sa mortalité 4 ) Lhomme digne est celui qui dirige sa méditation vers sa proche disparition de ce monde et le destin qui suivra, comme l’indique le passage suivant : L’homme est visiblement fait pour penser. C’est toute sa dignité et tout son mérite, et tout son devoir est de penser comme il faut. Or l’ordre de la pensée est de commencer par soi et par son auteur et sa fin. (S513-L620) La connaissance de sa condition misérable devrait naturellement inviter e sujet à réfléchir sur ce qu’il est et ce qu’il sera, sur ce qu’il doit et devra faire pour atteindre la « fin la de sa vie.
Et cette « fin » dépend de l’existence de « son auteur à savoir de Dieu (comme nous le verrons plus tard). Mais, s’écrie Pascal, à quoi pense le monde ? Jamais ? cela ! » (Ibid. ) Ce n’est pas que les hommes ne pensent pas. Au contraire, ils se vouent souvent à réfléchir, en oubliant de manger ou de dormir, aux moyens de mieux danser, de vaincre leurs ennemis, de gagner plus d’argent ou d’obtenir un meilleur poste, ce qui n’est pas la bonne façon de penser, celle qui mérite de constituer la ignité humaine 5) . Le « monde » est si indigne d’être humain qu’il se dispense de contempler sa mort à venir. ? vrai dire, Ihomme ne s’a 3 OF lg rses activités, spirituelles comme 2) Les mots « du règlement » sont ajoutés par rauteur lors de la correction du premier jet. 3) Voir sur ce point H. Yamajo, « L’amour selon Pascal : charité, concupiscence et amour-propre in Kwansei Gakuin IJniv. School of Sociology Journal, n0103, 2007, pp. 19-32. 4) L. Susini, reconnaissant que chez Pascal, la véracité des « premiers principes » dépend de sa confiance en les données des « expériences » (ou des « ensations humaines, démontre que la proposition que tout homme meurt en est un exemple typique (L’Écrlture de Pascal.
La lumière et le feu. La « vraie éloquence » à l’œuvre dans les Pensées, paris, H. Champion, 2008, pp. 38-46). 5) T. Shiokawa souligne le fait que Pascal suggère sans cesse que la pensée humaine, malgré sa nature « noble tend à des objets insignifiants La ‘pensée’ selon Pascal in Chroniques de Port-Royal, n058, 2008, pp. 399-414). 15 physiques, que pour se garder de la vue de son propre destin. En effet, nous sommes « dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si isérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. ? (SI 68-1_136, p. 1 22) C’est l’état du « divertissement qui constituerait « la plus grande de nos misères puisque, d’après l’auteur, « c’est cela qui nous empêche principalement de songer à nous, et qui nous fait perdre insensiblement. » (S33-L414) 4 OF lg permet d’oublier notre malheur certes inévitable, mais qui relève d’un futur indéfini ? 2. Les perversités du divertissement Aux yeux de l’apologiste, une première per versité de celui qui se divertit consiste en ce qu’il confond but et moyen et cela à son insu.
Si l’on aime tant ? le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois obser ve Pascal, « ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. » (SI 68-L136, p. 122) Nous nous adonnons à différentes activités avec plus ou moins de difficulté, en nous imaginant qu’elles nous apporteront un bien quelconque, sans vouloir pourtant que celui-ci nous soit offert gratuitement et immédiatement. « Raison pourquoi on aime mieux la chasse que la prise. ? (Ibid. La prise en effet n’est pas capable de nous distraire de notre mort à venir. Lhomme diverti est déj? satisfait de son activité actuelle- quelque pénible qu’elle lui soie même s’il croit qu’elle n’est qu’un moyen pour atteindre son terme dans l’avenir (Cf. 5226- LI 93, S637-L773). Mais pour que cette illusion heureuse s’établisse, il faut que la qui n’est que fictive en soit substantive. En effet on s’ennuie dans le jeu dont le gain n’apportera rien : « il faut qu’il s’y échauffe et qu’il se pipe lui-même lg gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer » (SI 68-1_136, p. 25). L’homme se divertit en justifiant son acte présent par son but, qui ne Fintéressera plus lorsqu’il l’aura obtenu. Une seconde raison pour laquelle l’apologiste condamne le divertissement relève du fait que celui-ci nous implique dans une agitation incessante. L’homme croit qu’il connaîtra le repos au terme de l’activité dont il s’occupe à présent. Mais ce moment venu, il est obligé d’en chercher une autre, puisqu’il Samuse de ses occupations mêmes : « si on les [z quelques obstacles] a surmontés, le repos devient insupportable par rennui qu’il engendre. Il en faut sortir et mendier le tumulte. » (Ibid. , p. 4) C’est la « nature insatiable de la cupidité » (Ibid. , p. 123) de l’homme qui produit ce cycle perpétuel. une fois satisfait, le désir humain 16 s’amplifie et cherche un autre objet, souvent plus difficile ? acquérir que le dernier, comme en témoigne le roi Pyrrhus, à jamais incapable d’être satisfait avant d’avoir soumis tous les pays du monde (Voir ibid. , p. 1 24) Le divertissement nous dérobe doublement notre finalité : d’une part nous nous occupons d’une activité quelconque qui nous divertit non pas dans l’espoir d’un objet supposé, mais e ; et d’autre part le 6 OF IS est indubitable, nous avertit
Pascal, que le temps de cette vie n’est qu’un instant, que l’état de la mort est éternel, de quelque nature qu’il puisse être, et qu’ainsi toutes nos actions et nos pensées doivent prendre des routes si différentes selon l’état de cette éternité » (S682-L428, p. 477). En nous divertissant, nous nous contentons de plaisirs dérisoires et instantanés, sans tâcher de savoir comment acquérir une constante félicité. L’« instant » nous soustrait de 1’« éternité » : « nous faisons de l’éternité un néant et du néant une éternité. ? (S684-L432) « Mais, se demande l’ami libertin de l’apologiste, n’est-ce pas être eureux que de pouvoir être réjoui par le divertissement ? » (S165-L132) Il n’y aurait pas de raison d’être accusé de se satisfaire de ses propres plaisirs quelque éphémères et insignifiants qu’ils soient- tant que cela n’agace ni ne dérange personne. Si, répondrait Pascal, parce que pour lui les plaisirs produits par le divertissement ne sont qu’imaginaires.
Lhomme diverti est heureux, non grâce à son objet qu’il pourra peut-être se procurer dans le futur comme il le croit, mais grâce à son occupation actuelle et inachevée qui n’est en fait qu’un « tumulte h. Par ailleurs, sa finalité une fois atteinte l’afflige parce u’il sy ennuie. Le divertissement ne rend jamais l’homme heureux. ni dans le présent ni dans l’avenir (Cf. S107-L73 . 3. Penser à sa mort venir, condition essentielle de la dignité humaine, signifierait la réflexion sur le destin qui suit l’anéantissement de la chair. Le passage suivant nous en révélera davantage sur ce point.
Il s’agit du sentiment d’un libertil+ interlocuteur imaginaire de l’apologiste- qui prétend renoncer à penser à ce qu’il deviendra après sa mort, afin de jouir de plaisirs actuels et temporaires je sais seulement qu’en sortant de ce monde je tombe pour jamais ou dans e néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces 6) Ce désir de tout posséder, de tout dominer est d’autant plus tenace, qu’il a pour cause finale la passion d’être admiré d’autrui, c’est-à-dire l’amour- propre, source générale des concupiscences : « Mais, direz•vous, quel objet a-t-il [z l’homme] en tout cela ?
Celui de se vanter demain entre ses amis de ce qu’il a mieux joué qu’un autre. » (S168-L136, p. 125) 17 deux conditions je dois être en partage. Voilà mon état, plein de faiblesse et d’incertitude. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous es jours de ma vie sans songer à chercher ce qui doit m’arriver. Peutêtre que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes, mais je n’en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher.
Et après, en traitant avec mépris ceux ui se travailleront de ce soin, le veux BOF lg mort, dans l’incertitude de Péternité de ma condition future. (S681-1_427, p. 472) L’apologiste s’en indigne : « Qui souhaiterait d’avoir pour ami un homme qui discourt de cette manière ? » (Ibid. ) En effet cet incroyant, tout en reconnaissant la malheureuse situation dans laquelle il se trouve, déclare abandonner out effort pour s’en sortir, voire détourner les yeux pour pouvoir accueillir « mollement la mort.
Il néglige de « bien penser le devoir de l’homme digne, qui consiste à réfléchir à la question suivante : savoir si « en sortant de ce monde » il tombe pour jamais « ou dans le néant, ou dans les mains d’un Dieu irrité en d’autres termes, s’il s’anéantira une fois pour toutes ou s’il jouira d’une vie purement spirituelle et éternelle accordée par Dieu, après la mort de la chair. Question sans réponse, ni moyens d’y accéder. Beaucoup se la sont posée, nul ne l’a résolue.
Ce qui n’empêche qu’il importe pour l’homme e « faire un pas Pour Pascal, « bien penser c’est entreprendre ce devoir difficile. Montaigne se propose également de préméditer sa disparition : « N’ayons rien si souvent en la tête que la mort. À tous instants représentons-la à notre imagination et en tous visages. » (Essais, l, 20, p. 86) La mort, lorsqu’elle atteint les personnes qui me sont chères, me tourmente et m’accable. Mais ce qui est plus effrayant, c’est qu’elle ne man uera as de s’attaquer à moi- même.
L’écrivain à l’idée de la mort, afin d’apaiser la terreur que nous éprouverons lorsqu’elle sur viendra. À ses yeux, il n’est pas impossible our l’homme de s’imaginer que son décès n’est pas le suprême malheur, mais une des routines familières de la vie, en se rappelant aussi souvent qu’il le peut le fait qu’il mourra bientôt. « Car si les maux n’ont entrée en nous que par notre jugement, il semble qu’il soit en notre pouvoir de les mépriser ou contourner ? bien. ? (Essais, l, 14, p. 50) Ce mépris de la mort, cette banalisation la mort, c’est, d’après Montaigne, le « moyen qui fournit notre vie d’une molle tranquillité » et qui « nous en donne le goût pur et amiable » (Essais, p. 82). « II n’y a rien de mal en la vie pour celui qui a bien compris que la rivation de la vie n’est pas mal » (Ibid. , p. 87), puisqu’il n’y a pas de plus grand mal que celle-ci.
Ainsi, si l’auteur des Essais tente toujours de penser à sa mort, c’est pour 18 rendre sa vie plus heureuse et plus tranquille, du moins dans son imagination 7 ) Il faut remarquer qu’ici il croit que la mort anéantit son être une fois pour toutes et ne songe pas à la possibilité de l’existence d’une autre vie après celle-ci : nous ne sentons aucune secousse, quand la jeunesse meurt en nous, qul est en essence et en vérité une mort lus dure que n’est la mort entière 0 9