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Chapitre 3 Les instruments de l’autorité politique Les caractères originaux de la bureaucratie, une mise en perspective Le propre de la modernité, ce mouvement de longue durée qui débute au Moyen-Âge et qui affecte tous les aspects de la vie sociale, c’est donc d’avoir fait du lieu politique le lieu d’institution du social, le lieu où sont discutés et établis les principes essentiels suivant lesquels il s’organise.

Aucune puissance occulte, un dieu ou un ancêtre mythique, n’inspire plus le législ le plan des idées, c’e 8 qui permit de penser tt. z p g Ce sont les membres de leur raison, délibè politique et s’accorder sur les t de contrat social la société politique. es seules lumières Instituer une société meilleurs moyens d’assurer le bonheur de tous en son sein.

La révolution anglaise (en 1 688, le roi Jacques Il Stuart, converti au catholicisme et qui souhaitait établir une monarchie absolue, prend la fuite à la suite du ralliement des Anglais ? Guillaume d’Orange son gendre, qui est proclamé roi après qu’il eut signé une Déclaration des Droits qui garantit à ses sujets la liberté et est à l’origine du premier système parlementaire pratiqué en Europe), les révolutions américaine et française, chacune à leur anière, avec leurs enjeux et leur tempo propres, sont autant de moments de basculement vers cette conception délibérative et profane du pouvoir politique.

C’est ainsi qu’au printemps 1789, Royaume, les députés du Tiers-État font basculer l’histoire en se proclamant Assemblée Nationale. Ils ne parlent ni n’agissent plus en tant que délégués du tiers ordre, mais en tant que représentants de la nation tout entière —dont la Révolution proclamera l’unité et l’indivisibilité qui leur a délégué la puissance de faire les lois. La nation ou le Peuple, et le choix du terme sera un enjeu décisif des luttes évolutionnaires, à la place de Dieu et du roi, sont désignés comme les dépositaires exclusifs de la souveraineté. 3 Mais si la Révolution est un moment de rupture elle est aussi un moment d’achèvement. La Révolution française se développe suivant deux axes complémentaires, mais qui possèdent chacune leur propre temporalité. La Révolution française c’est au premier abord une révolution politique, qui ne parviendra à trouver son point d’équilibre qu’avec le vote des lois constitutionnelles de 1875, qui consacrent l’avènement de la 3ème République, du parlementarisme et du suffrage universel asculin.

Mais la Révolution française c’est aussi une étape supplémentaire franchie dans le cadre d’un processus pluriséculaire de rationalisation de l’ordre politique, dont on distingue les prémices dès le Moyen-Âge, quand les monarques français, qui defforcent de réduire la puissance des seigneurs féodaux et revendiquent le monopole de la puissance souveraine, s’attachent à construire une administration qui ne dépende que d’eux seuls, et dont les membres, contrairement aux seigneurs féodaux, ne son riétaires de leur droit de 2 OF royal.

Comme Alexis de Tocqueville le premier le mettra en ?vidence dans L’Ancien Régime et la Révolution, considérée sur la longue durée, la Révolution française ne fait qu’achever l’œuvre de liquidation de la féodalité que la monarchie avait depuis longtemps entreprise mais qu’elle n’avait plus la force de mener à son terme, parce que cela aboutissait finalement à remettre en cause ses propres fondements.

La Révolution est ainsi l’occasion non seulement d’une refondation de Pordre politique sur la base des principes de liberté et d’égalité civiles qui rompt avec le système des Ordres, mais encore d’une refonte des instruments de ouvernement qui s’incarnera à compter du 19ème siècle dans un objet politique nouveau, la bureaucratie, dont les libéraux n’auront de cesse par la suite de dénoncer les nuisances et les abus, mais dont la constitution, en Europe du moins, est indissociable de l’avènement des régimes représentatifs et contribue, à sa manière, à la reconnaissance de l’individu comme sujet politique, au sens le plus complet du terme. Car en même temps qu’il lui donne des droits, il le munit de papiers d’identité, il le mesure, il le fiche, il élabore des techniques de contrôle et de surveillance e plus en plus systématiques que l’invention de l’informatique a encore perfectionnées. Dès le moment révolutionnaire, l’État apparaît ainsi comme une figure de la domination politique singulièrement ambiguë : à la fois le garant et le promoteur des droits de l’individu, et l’instrument le plus propre à les anéantir.

La question sera alors de déterminer s’il existe des moyens de prévenir l’avènement d’un État totalitaire, ce régime de p t assuré une emprise 3 OF l’avènement d’un État totalitaire, ce régime de pouvoir qui s’est assuré une emprise complète sur les individus, qui est 84 apable d’en contrôler tous les actes et de conditionner de façon systématique ses croyances et ses manières de penser. Cest un point que nous ne développerons pas dans ce chapitre, mais il faut souligner que la tentation totalitaire hante tous les régimes politiques modernes et pas seulement les régimes communistes ou fascistesl . Les démocraties libérales elles-mêmes ne sont pas à l’abri de telles dérives ne serait-ce qu’elles possèdent la maîtrise des instruments qui la rendent possible.

II suffit d’évoquer le mac-carthysme, du nom du sénateur Mac Carthy, qui, à partir de 1953, dans le ontexte de la Guerre Froide, prêcha aux Etats-Unis une croisade anti-communiste contre les « éléments infiltrés » qui selon lui travaillaient dans Fombre pour le compte de l’ennemi soviétique Menaçant sans cesse de révéler les noms des principaux membres de ce complot contre l’Amérique, brandissant à la tribune du Sénat des listes fabriquées de toute pièce, il parvint ? contraindre le gouvernement fédéral de mettre sur pied des commissions destinées à s’assurer que les citoyens qui, par leur profession, se trouvaient en situation de modeler l’opinion publique, n’entretenaient pas d’accointance avec Pennemi soviétique. De nombreux citoyens américains en particulier dans les milieu du cinéma, du théâtre, de 4 professaient. Finalement, les dérives du sénateur, qui envisageait de se présenter à la Maison-Blanche inquiétèrent même ses partisans qui l’abandonnèrent. Il se suicidera en 1956. L’épisode n’est pas moins significatif de la nature fragile des garanties qui fondent les libertés civiles et politiques des citoyens, y compris dans un pays comme les États-Unis où la société s’est attachée à limiter étroitement les capacités d’action de l’État fédéral.

Les États européens ne sont pas à l’abri de telle érives. Les historiens ont tous été frappés par l’apparente facilité avec laquelle les administrations forgées par la 3ème République ont collaboré avec l’occupant allemand après la défaite de 1940 et ont pu participer à la mise en œuvre de la solution finale, même si, il importe de le souligner, on constate aussi que très rapidement, les Et qui a donné lieu à une abondante littérature d’anticipation dont celui justement célèbre de Georges ORWELL 1984. 85 actes de sabotage et de résistance se multiplièrent en leur sein, qui permirent ainsi de sauver la VIe ? de nombreux Juifs2.

Analyser l’État moderne, cela consiste donc à essayer de mettre en évidence quels sont les instruments qui fondent sa puissance, sa capacité à orienter parfois de façon décisive, le destin de ses ressortissants, qu’il les produise comme des ayant-droit (au vote, à la liberté d’expressi s OF suivant des modalités propres. Il suffit pour s’en convaincre d’analyser l’organisation politique féodale, contre laquelle l’État moderne s’est bâti et de laquelle il est issu, et où l’exercice du pouvoir se confond avec la personne du seigneur qui l’exerce, par droit héréditaire ou par le droit que lui a acquis la force de ses armes • e qui, dans ce dernier cas, à nos yeux de modernes, définit le régime même de l’arbitraire.

Pourtant, cette forme d’exercice du pouvoir s’inscrit dans un ordre politique d’ensemble qui contribue, au moins dans une certaine mesure, à en réguler l’expression et à lui conférer une légitimité qui lui permettra de résister longtemps à l’entreprise de liquidation que mènent contre ui les monarchies européennes. Sans doute le pouvoir politique féodal apparait avoir bien plus qu’aujourd’hui, partie liée avec la violence et la guerre. Mais pour brutale que soit son expression, elle demeure forcément ntermittente, car c’est un pouvoir qui n’a pas les moyens de s’exercer partout et toujours, ? l’inverse de l’État dont l’autorité s’exerce habituellement de manière beaucoup plus « douce et beaucoup plus mesurée, mais ne se relâche jamais et ne s’accommode jamais aisément de zones d’ombres, y compris au sein de la sphère privée, y compris dans l’intime des consciences 3. L’ouvrage pionnier en la matière est celui de l’historien Robert O. PAXTON, La France de Vichy, 194à-1944, paris, Seuil, 1973, rééd. en coll. point Seuil. Il faut aussi voir ce très beau documentaire de Max OPHULS Le Chagrin et la Pitié, sur la rafle du Vel d’ er 1942, conduite 6 par la police française sous l’autorité de la préfecture de police de paris, ainsi que de Joseph LOSEY, Monsieur Klein, un des plus beaux rôles d’Alain Delon au cinéma. 3 Sur cette question, outre le roman de Georges ORWELL précité, l’étude pionnière de Michel FOUCAULT, Surveiller et Punir. Naissance de la Prison, paris, Gallimard, 1975, rééd. en coll. Tel, 362 p. 6 Idéalement, ce chapitre devrait posséder une section intermédiaire consacrée à la vénalité des offices. Alors que rÉtat monarchique a imposé sa prééminence sur les seigneurs féodaux, au point ue le roi peut prétendre, sans être contredit, à la puissance absolue, le mécanisme de la vénalité des offices de l’État lui en conserve le contrôle tout en permettant leur transmission héréditaire, moyennant le paiement d’un certain nombre de droits et l’exécution d’un certain nombre de procédures qui marquent bien que c’est par la volonté du roi que la charge se transmet de père en fils et qu’il a toujours la possibilité de s’y opposer ou de la reprendre pour en disposer comme il l’entend.

De la même façon, il aurait été intéressant de consacrer un développement aux agents publics ecrutés par voie électorale, comme cela a été et est encore pratiqué au niveau des municipalités et des États fédérés aux Etats-Unis, ou même en France avec la justice prud’homale, et montrer comment, dans la plupart OF u moins rapidement, la le chapitre suivant consacré à la citoyenneté, celui des modes de sélection légitime. Pourquoi en effet, le mécanisme électoral, s’il est légitime quand il s’agit de désigner les membres du corps législatif et les responsables de l’exécutif, cesse de l’être quand il s’agit de pourvoir aux postes judiciaires ou administratifs ? Pourquoi il nous parait normal de choisir au uffrage universel le Président de la République, qui placé au sommet de la pyramide administrative est désigné comme le premier fonctionnaire de l’État, mais pas le Président de la Cour de cassation ?

Est-ce que dans ce dernier cas cela ne vaudrait pas mieux que le système actuel qui réserve ce droit au chef de l’État, avec tout ce que cela peut potentiellement impliquer d’arbitraire, de brigue et de politisation de la haute magistrature ? A contrario, comment le mécanisme de la succession héréditaire a-t-il pu longtemps être considéré si légitime qu’il ne serait venu à personne l’idée ême de se poser des questions de ce genre à son propos ? À toutes ces questions ce chapitre et les suivants ne pourront apporter que des réponses partielles ; le cours d’histoire des idées politiques sera roccaslon de leur donner de plus amples développements. 7 S 1) La féodalité, un pouvoir politique patrimonial En Europe, Porganisation politique féodale se met en place ? compter de la seconde moitié du 9ème siècle. Elle est susceptible d’im ortantes variations d’une région à l’autre, mais, suiv 8 OF Corganisation politique féodale se développe sur les décombres de l’empire carolingien, ondé par Charles Martel et Pépin le Bref, incarné au sommet de sa puissance par Charlemagne. Elle se met en place dans des sociétés dont féconomie est principalement agricole. L’écrasante majorité de la population habite la campagne et vit du travail de la terre. Les villes sont peu nombreuses et de médiocre importance.

Les Carolingiens ambitionnaient de restaurer rancien empire romain d’Occident dont les vagues successives d’envahisseurs barbares avaient eu raison au cours du 5ème siècle de l’ère chrétienne (Rome est une première fois prise et mise à sac par les armées d’Alaric en 410 ; Odoacre, un chef barbare, renonce ? ésigner un nouvel empereur en 476). Seulement, ils agissaient dans un contexte matériel, religieux et culturel entièrement différent celui qui avait fondé la puissance romaine et ils devaient nécessairement s’y adapter. Cest ainsi que se développa dans le nouvel empire une forme d’organisation politique originale centrée sur l’hommage vassalique. 4 Par voie de conséquence, les mêmes caractéristiques sont repérables dans des sociétés féodales non européennes, comme au Japon du temps des shoguns au 16ème siècle. Cette époque sert d’arrière-toile aux Sept Samouraïs d’Akira

Kurosawa (transposé en 1960 par le réalisateur américain John Sturges, dans le monde du Far West sous le titre Les Sept Mercenaires) et elle lui a encore inspiré Kagemusha, l’histoire d’un voleur que sa parfaite ressemblance physique avec un seigneur de la eu rtellement durant le siège prendre comme doublure de ce dernier afin de dissimuler sa mort à l’ennemi et qui finit par s’identifier totalement au rôle qu’on lui a d’abord imposé. 88 1) De la relation de patronage à l’hommage vassalique a) La relation de patronage (ou rapport de clientèle) ‘hommage vassalique a d’abord constitué une simple variante de a relation de patronage telle qu’elle existait déjà dans l’empire romain. La relation de patronage, encore appelée rapport de clientèle (d’où découle l’adjectif qualificatif de clientélisme), s’établit entre un client et son patron.

Elle n’est pas une relation d’échange matériel, ce n’est pas un contrat commercial ni un contrat de travail du genre de ceux qui lient un employeur et un employé, contrats toujours limités à un objet précis, qu’ils définissent les conditions d’un transfert de propriété entre l’acheteur et le vendeur, ou les conditions d’emploi d’un salarié par son employeur. La relation de patronage elle, est une relation personnelle qui engage entièrement les deux contractants l’un envers l’autre. Elle est pensée dans les mêmes termes que la relation de parenté, et plus précisément comme la relation qui unit un père (le patron, mot qul étymologiquement dérive de la racine latine pater, d’ou dérive le terme de père, et dont les Italiens ont tiré le terme de padrone) à son fils (le client). Comme la relation entre père et fils, elle est une relation fondée ? la fois sur la réciprocité et l’inégalité. Patron et client s obligations l’un envers 0 8