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Il passe des journées entières à rêver sur le mot «gondole» ou sur ces «balsers ardents», lui qui fut brièvement marié et vécut chez les Indiens Shuars qui ne connaissent pas le baiser. On voit bien que, contrairement à ce que certains ensent, il n’est pas nécessaire que les romans parlent de ce que l’on connaît. Au contraire. Trop proches de notre réalité, ils sont peut-être plus «accessibles», mais ils sont un terrain stérile où le rêve ne peut prendre racine. Le goût de lire est venu tard au vieil homme, peu après qu’il eut senti pour la première fois la morsure de la «bête solitude».
Et quand il part à la ville chercher des livres, ce n’est pas seulement des livres qu’il veut c’est un «antidote à la vieillesse». Mais quelle sorte de livres lui faut-il? Il ne le sait pas encore. Cest finalement dans la bibliothèque de l’institutrice du lieu u’il trouvera. Après une longue série d’essais-erreurs qui lui font éliminer, entre autres, les livres d’histoire et de géométrie, il en vient à la conclusion que ce qui lui convient vraiment ce sont les romans d’amour. En matière de lecture, personne ne peut décider pour nous ce qui nous convient.
Ici comme ailleurs, le droit à l’expérience est fo Colette avait bien raison 2 5 une ultime chasse à l’ocelot, le vieil homme jette son fusil dans le fleuve et rentre dans sa cabane retrouver ses chers romans d’amour dont les mots sont si beaux qu’ils lui font oublier le maire, les chercheurs d’or, les gringos t tous ceux «qui souillaient la virginité de son Amazonie». Le vieux qui lisait des romans d’amour montre qu’il faudrait peutêtre réviser la liste de nos besoins fondamentaux : un toit et du pain, bien sûr, mais aussi… es histoires. Jacques Martineau le moins. Hervé Guibert avoue y raconter à rebours une passion qui dura sept années: «un amour, une obsession erotique ou une de mes inventions» . La première lecture, au cours de laquelle l’univers se disloque peu à peu surfond de sexe, de drogue, de pornographie, d’amitié, du sida, au rythme du quotidien, fait remonter à l’essentiel : la rencontre de Vincent et ‘Hervé et leur essoufflante histoire d’amour. Mais attention, l’univers est réversible!
Et ce qui semblait séduisant à la première lecture devient passionnant à la seconde, car cette rencontre normalement à l’origine FOU DE VINCENT du récit de la relation amoureuse Hervé Guibert en devient le but. On verra comTexte intégral lu ment les personnages se sont impar Bernard Merle Thélème, 1991, 2 K7; 36,95 $ briqués, comment le sida s’est sournoisement insinué dans leur Le journal est une forme d’écrirelation et comment la vie s’est ture parfois très proche d u décolorée selon les 3 5 articulièrement quand la lec«Ecrire sur Vincent, c’est un ture en est faite à haute voix.
Il assouvissement », dit Guibert, n’est donc pas du tout gênant, mals cette écriture pourrait tout bien au contraire, d’entendre autant tenir de la thérapie, du l’acteur Bernard Merle nous inlegs l’autopsie. terpréter un texte comme ce Fou Jean-Marie Morin de Vincent, journal intime pour CANDY STORY Marie Redonnet P. o. L, 1992, 138 22,95$ «Se noyer dans le ‘fossé de l’oubli’, ce n’est pas seulement perdre les repères habituels de lieu et de temps, c’est également entrer dans une nouvelle dimension du temps (mais est-ce ncore le temps? , là où rien ne se passe parce qu’il n’y a pas de présent, ni de commencement ni de fin, tout avant toujours 4 5 prendre les uns pour les autres. La narratrice connait certains détails qu’elle ne cherche pas à dissimuler, mais qu’une logique déconcertante, inscrite dans l’écriture résolument blanche, dissimule. Des disparitions en tous genres parsèment une route qui va de l’enfance, qui ne semble jamais très loin, à ces contrées aux noms énigmatiques qui ouvrent à un va-et-vient continuel du passé au présent, de la vie à la mort.
Des indications laconiques permettent de planter le décor de e qui est le théâtre de retrouvailles et de règlements de compte qui ne font qu’ajourer davantage un filet déjà passablement lâche. Tout cela semble ne tenir qu’au fil d’une intrigue qui voit défiler une myriade de personnages aux noms qui ont la saveur d’onomatopées: Ma, Alma, Witz, Curtz, Bobby Wick. Dilo, Lou, Line, Lize, Lili, Lind, Kell, Stev, etc. Ils semblent soumis aux caprices d’un hasard dont il n’est pas facile de dégager les lois.
Un jene- sais-quoi suggère que tout s’est déjà passé et que ce qui survient, comme en rêve, n’est que l’aboutissement d’une fatalité inéluctable. De là l’impression urable que l’on assiste à une partie qui s’est déjà jouée, impression que viennent renforcer les derniers mots du roman : «La seule chose qu’il me reste faire, maintenant que Ma est morte et que Kell a été tué, c’est d’écrire la seconde versio s 5 Carpentier COMOEDIA Serge Filippini Phébus, 1992, 221 p. ; 24,95$ Comoedia !
Le titre seul promet le plaisir, le rire même, et la promesse est tenue, car Gobbio, le protagoniste, est à la fois un personnage fabuleux et un conteur de talent. On ne s’ennuie jamais, on rit souvent, on est aussi amené à réfléchir. N’est-ce pas l tout l’art de la comédie? Depuis que, dans son enfance et sans trop savoir comment, il a opéré un premier miracle une résurrection, rien de moins! —r Gobbio attend que le TrèsHaut se manifeste et reçoive son serment de fidélité : «Je jure de Vous servir. Seigneur.
Qu’il soit fait selon Votre désir… ». Il fera donc des miracles sur commande; ce ne seront là que de courts intermèdes volés à la dolce vita dont il bénéficie à Venise, ville de luxe et de plaisirs pour les sens, la chair et l’esprit. Une seule chose est défendue par son Dieu jaloux : s’éprendre d’amour pour une femme. Voil ce qui, peu à peu, va devenir un roblème majeur pour Gobbio, car Sil est au service du TrèsHaut dans le jeu de la comédie divine, il est aussi acteur de la comédie humaine; il tombe sans cesse amoureux de Sosie. la fois ange et homme, il essaiera de concilier ces deux appartenances; sans jamais rompre le dialogue avec le Seigneur qui s’est pris d’amitié pour lui 6 5 ménagera un tant soit peu lui épargnant les détails peu ragoûtants ! Le roman n’est pas situé dans le temps; on est parfois porté se croire au Moyen Âge, quand les mieux nantis profitaient des délices et voluptés de la vie, alors que les mendiants pullulaient autour des églises, dans es quartiers avoisinant les ports et dans les prisons.
Mais, au fond, la comédie humaine a-telle changé de scène et de décors? «L’espérance seule rend supportable l’existence. » Les hommes attendent encore des miracles venus d’en haut, sans renoncer pour autant à la poursuite de leurs rêves. «Un être satisfait qui ne serait plus en quête de rien, que ne dérangerait aucune peine, aucun péché, aucune misère, aucune morsure secrète? En vérité, mes amis, cet être-l serait assis un degré plus haut que son créateur, c’est pourquoi il ne peut exister. Monique Grégoire LES COMPAGNONS D’ÉTERNITÉ Jeanne Bourin François Bourin / Lacombe, 1992,361 p. ; 24,95$ Certains se souviennent peutêtre d’une émission bien connue de la télévision québécoise durant laquelle les animateurs s’en prenaient d’une façon fort cavalière à Jeanne Bourin, l’accusant presque de faire l’apologie de la première Croisade. Cest une des dangereuses aberrati 5 effroyables carnages auxquels les croisés se sont livrés.
Mieux, les réflexions de certaines des héroïnes tiennent parfois du réquisitoire contre leur aveugle sauvagerie, notamment lors de la prise de Jérusalem. Mieux encore, la description de Jérusalem, de ses habitations et de ses laisirs raffinés qui incitèrent les Francs à adopter rapidement les mœurs locales, montre bien que «la nation arabe [était] très supérieure par la culture», comme l’a écrit Amin Maalouf dans Les Croisades vues par les Arabes.
Il faut le rappeler, car son dernier roman clôt son cycle médiéval, Jeanne Bourin n’a jamais eu la prétention d’être le héraut des valeurs occidentales, ni même de laisser derrière elle une grande œuvre littéraire; elle fait montre de plus de modestie, se contentant de prendre le contrepied de quelques idées reçues sur le rôle de la femme dans la société au Moyen Âge. Contrairement à ce qu’on a pu en dire, la femme y disposait de pouvoirs et de droits dont elle se vit dépouiller à partir de la Renaissance… ui a fait renaître les valeurs de l’Antiquité, dont une profonde misogynie. Les trois peregrines, Brunissen, Flaminia et Alais, assument délibérément leur destin et c’est en toute liberté qu’elles choisissent le feu auquel elles vont brûler pour l’une l’amour de Dieu, pour l’autre l’amour-passi 8 5 beaux et utiles. L’auteure n’a pas fait autre chose : du remarquable travail d’artisan. Maurice Pouliot UN CIRQUE PASSE Patrick Modiano Gallimard, 1 992, 152 p. 24,95$ l’aide de fragiles indices, un homme retrace les quelques jours qu’il a passés à paris avec une inconnue, il y a peut-être vingt ans… D’un appartement pratiquement vide à une chambre d’hôtel, bord dune voiture gentiment prêtée par de louches amis de la jeune fille, les compagnons errent dans la ville après s’être prêtés à une manœuvre un peu suspecte. Il devient de plus en plus évident que Giselle a quelque chose à cacher, et le récit prend des allures d’enquête policière.
Mais le lecteur qui veut savoir ce qu’il en est au juste de l’histoire illicite dans laquelle lejeune homme s’est laissé ntraîner sera déçu (d’autant plus que le suspens est graduellement construit et habilement mené jusqu’à la fin), car l’évo- rtJKll_J MODIANO UN CIRQUE PASSE lution de l’intrieue reste c as les liens entre les deux lesquelles il est passé, restaurants où il a mangé, gens qu’il y a rencontrés, etc. es perspectives ouvertes ou les suites qui débordent le cadre de l’épisode n’intéressent pas le personnage, le lecteur en sera donc privé.