L’État et ses épreuves Éléments

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L’État et ses épreuves Éléments d’une sociologie des agencements étatiques. Dominique Linhardt* Ecole nationale supérieure des Mines de Paris Centre de Sociologie de l’Innovation 60, boulevard Saint-Michel 75272 Paris cedex 06 01 40 51 92 82 dominique. linhardt@ensmp. fr résumé or 117 Du conflit qui a oppo fédérale d’Allemagne un en groupes de guérilla u combat qualifiées de 1970, la République es techniques de dit qu’il a été constitutif, pour l’État, d’une épreuve.

Ce que vise alors cette expression, c’est de rendre compte du caractère tendu d’une situation où l’État a été conduit à devoir ombattre des ennemis de l’intérieur et les difficultés auxquelles les instances étatiques en charge de mener ce combat ont été confrontées. Ces difficultés ne sont pas seulement de Fordre de la force qu’il convient d’opposer aux ennemis de l’État ; elles découlent plus fondamentalement de la contradiction possible entre remploi de cette force et les principes démocratiques dont l’État se revendique.

Ce texte prend appui sur une description de ce conflit dans l’optique d’une sociologie pragmatique de l’État. Dans cette perspective, l’idée de sens commun selon laquelle l’État allemand a subi une ociologique sur l’État ; plus exactement, le texte montre que le fait d’appréhender l’État à travers des épreuves de ce type permet de reprendre à nouveaux frais ce qui apparait comme le problème sociologique de l’État – problème auquel, dans une large mesure, la sociologie n’a fait jusqu’à aujourd’hui que se soustraire. eptembre 2007 « L’État, c’est à la fois ce qui existe, mais ce qui n’existe encore pas assez. » Michel Foucault Introduction : Le lieu sociologique de l’État La sociologie de l’État a-t-elle eu lieu ? La question peut paraître insolite. Et la réponse qu’elle appelle, spontanément affirmative. L’argument immédiat qui la justifie est Pimmense intérêt que les sociologues ont constamment porté à PÉtat.

On constatera ainsi que la sociologie a construit depuis sa naissance un corpus de connaissances assurées et stabilisées, qu’elle s’est régulièrement efforcée de parfaire par l’enquête et l’invention théorique. On disposerait donc aujourd’hui d’un ensemble de descripteurs permettant de rendre compte aussi bien de la genese de l’État et de sa forme que de son fonctionnement. On serait en outre en mesure de définir clairement ce qui sépare PÉtat d’autres formes d’agencements politiques et, en même temps, de istinguer entre différents types à l’intérieur de cette classe. our preuve de cette situation, on pourra signaler que des dévelo ements substantiels lui sont généralement consacrés aujourd’hui de tout sociologue soucieux de participer aux avancées de sa discipline, qu’il puisse également faire valoir sinon une contribution majeure à la théorie sociologique de l’État, du moins un point de vue singulier et distinctif, c’est bien en élaborant ? partir de ce socle qu’il convient de le faire. La question n’a donc, dans cette perspective, aucune pertinence : il est évident que la sociologie de l’État a bien eu lieu. Et pourtant il reste un doute.

On constate ainsi que ceux qui ont fait de l’État l’objet principal de leurs recherches estiment de manière récurrente qu’en dépit des apparences, la sociologie de l’État est un parent pauvre de la discipline. Le nombre et la qualité des travaux seraient en deç? de ce à quoi on s’attendrait, et les connaissances, faiblement cumulatives. Parler d’un milieu de recherche intégré relèverait de l’imposture. Un exemple illustre cette position. Au milieu des années 80, un ensemble d’auteurs publiait un condensé de travaux consacrés depuis une quinzaine d’années aux études sociales de l’État.

Le titre de cet ouvrage collectif est éloquent : Bringing the State back ln (Rueschmeyer et al. 1985). Ses auteurs procédaient au constat suivant : les connaissances produites seraient déficitaires, tant empiriquement que théoriquement. Au même moment, Pierre Birnbaum, qui est l’un de ceux qui ont tenté d’installer la sociologie de l’État en France, en arrivait à des conclusions Similaires : l’État aurait fait « figure de grand absent » dans l’histoire de la sociologie (Birnbaum 1985, 643).

Dans les années 90, le constat n’a guère changé note également « qu’on ne peut qu’être frappé par la paGF3r,F117 Philippe Braud (1997, 11) ment modeste occupée qu’être frappé par la place extrêmement modeste occupée par l’État » dans la sociologie, « de Durkheim à Bourdieu Vingt ans après, Bob Jessop (2001) appelle de nouveau à « réintroduire l’État » dans la sociologie politique. C’est un sec « yet again » qu’il adjoint au désormais fameux Bringing the State Back ln dans le titre d’un article où il dresse un bilan de la sociologie de l’État depuis le début des années 80.

Ces quelques éléments suffisent à attirer notre attention sur un phénomène singulier : la sociologie de l’État semble toujours s’énoncer sur le mode du oute et du scrupule. Si, d’un côté, on relève que la sociologie n’a jamais fait l’impasse sur l’État, cela n’empêche pas, de l’autre, de constater la faiblesse des énoncés sociologiques qui s’y rapportent. une manière de préciser la nature de cette étrangeté consiste à s’interroger sur le mode de présence de l’État dans le discours sociologique.

On s’aperçoit alors que ce mode est essentiellement de nature historique, au sens où la présence de l’entité étatique s’impose par son caractère ubiquitaire dans l’horizon de réalité que la sociologie explore. Mais cette présence comme entité historique n’en ait pas pour autant nécessairement un « objet épistémique Sous ce rapport, en effet, la question de la présence de l’État amène une réponse plus nuancée.

Comme l’a montré Peter Wagner (1980), la discipline sociologique, prise dans son ensemble, entretient avec l’État un rapport de dépendance quasi-organique : la société des sociologues » correspond au type de société qui s’offre à l’observation , or, s’il y a un qualificatif qui sied à ces sociétés qui sont l’obiet de la sociologie de ce, c’est bien celui 4 17 sociologie depuis sa naissance, c’est bien celui d’étatique.

Ainsi, dans la mesure où ‘État est une puissance essentielle des sociétés que la sociologie étudie, il n’est guère étonnant qu’il s’incruste de toute sa force dans les énoncées qu’elle produit. Quel que soit le thème qu’on choisit d’étudier, l’on est toujours confronté à un titre ou un autre à l’État. Mais cette omniprésence ne constitue pas encore une sociologie de l’État en tant que telle. Elle est d’abord le reflet du monde que la sociologie s’efforce de décrire.

Il ne fait pas de doute que le monde historique est, pour la sociologie, le terrain sur lequel les connaissances s’élaborent. La question qui se pose est celle du assage de la réalité des accomplissements historiquement ancrés à la production de connaissances à partir de ces accomplissements et qui supposent qu’ils puissent être captées par un dispositif de production de connaissances approprié (Passeron 1991). C’est là que se situe, en effet, la dlfficulté majeure en ce qui concerne l’État.

Dans cet article, nous souhaiterions présenter une démarche qui nous semble susceptible de nous permettre d’avancer dans la résolution de cette difficulté. La notion topique que nous introduirons à cet effet sera celle « d’épreuve d’État Cette notion vise très récisément à jouer le rôle d’opérateur de passage entre, d’un côté, des réalisations historiques au cours desquels rÉtat se constitue, en tant que tel, en un objet problématique et, de l’autre côté, la préhension de cette problématisation en train de s’accomplir dans le régime de connaissance propre de la sociolo ie.

A première approximation, l’épreuve d’État peut donc s DE 117 donc être défini comme roccasion génératrice d’un savoir sociologique au sens où Pelle augmente la descriptibilité des phénomènes et, à ce titre, habilite l’observateur de capacités d’investigation ccrues. Disons, par métaphore, que l’épreuve d’État est à la sociologie de l’État, ce que la préparation histologique est à la biologie cellulaire.

En ce sens, la notion d’épreuve d’État devra être entendue simultanément comme « épreuve historique » en tant qu’elle génère des explicitations collectives orientés vers l’État et comme « épreuve de connaissance » qu’elle devient dès lors que ces explicitations sont saisies par un dispositif susceptible de soumettre l’expérience historique à un raisonnement de type expérimental. La réflexion qui suit s’articulera de la façon suivante.

Dans un premier temps nous préciserons la manière dont se présente le problème sociologique de l’État en mettant l’accent sur ce qui nous apparaît être sa dimension la plus constitutive, ? savoir le hiatus entre, d’un côté, la contrainte empirique caractéristique du régime de production du savoir sociologique qui nécessite que les phénomènes observés soient situables, et de l’autre, la propriété de PÉtat de s’offrir toujours comme une totalité. La question qu’on soulèvera est la suivante : comment situer une totalité ?

On arguera que la notion d’épreuve d’État permet d’assigner un lieu mpirique à l’analyse sociologique de l’État. Elle offre la possibilité de résoudre le paradoxe en isolant des séquences observables à travers lesquels PÉtat s’accomplit, dans la réalité historique, comme totalité. Ensuite, dans un second temps, on appliquera cette proposition à un cas cas d’étude circonscrit : on suivra ainsi l’installation, le déploiement et la clôture de l’épreuve du terrorisme à laquelle a été confrontée la République fédérale d’Allemagne au cours des années 1970.

Il s’agira de montrer comment à travers ce conflit l’État se constitue en problème et comment, dans e mouvement, il devient, en tant que tel, c’est-à-dire comme généralité, un objet d’explicitations et de spécifications collectives. À l’issue de ce parcours, nous pourrons dans un troisième temps, revenir à notre question de départ afin d’indiquer certaines implications de la démarche engagée et d’approfondir, en la précisant, la valeur heuristique de la notion d’épreuve d’État.

Le problème de l’État dans les sciences sociales Savoir si la sociologie de rÉtat a eu lieu, peut se comprendre comme une interrogation quant ? son lieu — étant entendu qu’il s’agit alors d’une topique, d’une atrice empirique et conceptuelle par rapport à laquelle les énoncés qui, dans les sciences sociales, se rattachent à l’État prennent sens. Ainsi entendu, le doute quant à la réalité de la sociologie de l’État peut se retraduire comme un constat d’indétermination de ce lieu : ce dernier apparaît en effet flou, indéfini, confus. Partons donc de cette question simple : où est l’État ?

Réalisme sociologique et paradoxe méréologique À cette question, on répondra naturellement, tout d’abord, que l’État est le centre polltlque de la société. Il s’incarnerait dans un ensemble institutionnel dans esquels opèrent des groupes sociaux repérables. On verra ainsi dans telle loi votée par le parlement, dans tel décret ris ar une instance exécutive, o tel règlement appliqué 117 tel règlement appliqué par un fonctionnaire, l’expression de l’État. Au-delà de ce premier repérage du lieu de l’État comme centre politique et administratif, il serait possible de débusquer d’autres expressions de l’État plus diffuses.

Ainsi, par exemple, on pourrait voir rÉtat dans le policier réglant la circulation, dans le juge notifiant une décision ou encore dans l’agent administratif derrière ‘hygiaphone de son guichet. Certains attribueraient peut-être même un caractère étatique aux prescriptions de toute sorte qui cadrent les activités les plus quotidiennes et qui sont dans certains cas matériellement présents sous la forme d’inscriptions, tandis que dans d’autres cas leur existence n’est rappelée qu’en cas de transgression.

L’État, on pourrait encore le voir dans les bâtiments publics, dont le caractère étatique est d’autant plus prégnant qu’ils sont parés du drapeau national. De l’État, on connaît aussi les organigrammes, les tableaux synthétiques ou encore les annuaires de la fonction ublique qui renseignent sur sa composition. La liste pourrait être allongée à souhait. Et ? mesure qu’on avancerait, on s’éloignerait de la vision de l’État comme centre politique : l’État occuperait au contraire une série ouverte de lieux, manifesterait sa présence dans une multitude de situations, apparaîtrait sous la forme d’un réseau hétérogene.

Que l’on opte pour une version restrictive et concentrée ou pour une version extensive et délayée, la question du lieu de l’État reste pourtant ouverte. Car en quoi, en effet, ces diverses expressions, ces manifestations, ces présences, ces actions, ces bjets, ces institutions, ces fonctions, ces entités peuvent-elles être dites d’État ? En quoi précisément est-ce l’État 8 DE 117 ces entités peuvent-elles être dites d’État ? En quoi précisément est-ce FÉtat qui prend une décision lorsqu’un ministre, dans son cabinet, procède à un arbitrage ?

En quoi est-ce l’État qui règle la circulation lorsqu’un fonctionnaire de police se substitue à un feu tricolore ? En quoi le bâtiment est-il étatique dès lors qu’il est protégé par des gendarmes ? En quoi encore l’organigramme fonctionnel des instances de décision politique ésigne-t-il, en effet, l’État ? La question, on le voit, pourrait être soulevée pour tout événement, situation, objet, forme, entité, fonction, personne, institution que nous qualifions ordinairement d’étatique.

Elle pointe vers un constat général : avoir affaire à l’État, c’est toujours uniquement avoir affaire à ces formes, objets, personnes, fonctions, situations, entités qui ne sont jamais l’État en tant que tel, mais des morceaux, des parties, des éléments d’une totalité qui, en tant que telle, reste insaisissable mais dont l’existence est un postulat nécessaire pour que la ualification d’étatique puisse intervenir. Cette configuration recèle une difficulté pour la sociologie.

Sil y a en effet un trait qui spécifie les sciences sociales, c’est qu’elles constituent un programme empirique qui repose sur l’identification de la société comme ordre factuel, historique et consistant (Karsenti 2006). Or, qui dit programme empirique, dit observer, décrire et expérimenter. Et observer, décrire, expérimenter réclame de se confronter à la concrétude des « choses Qu’en est-il dès lors que le phénomène envisagé est l’État ?

On se convaincra aisément que le régime de présence articulier de rétat, qui est celui d’un être qui se dérobe dans le mouvement même de sa g DE 117 celui d’un être qui se dérobe dans le mouvement même de sa localisation, constitue pour le réalisme sociologique un défi tout particulier : si la contrainte empirique implique qu’il convient de repérer le lieu où l’objet de connaissance se rend observable, descriptible et expérimentable, l’opération conduit, dans le cas de l’État, ? l’effacement de l’objet de connaissance visé.

Cette difficulté a été maintes fois évoquée tout au long de l’histoire des tentatives d’appréhender sociologiquement l’État. Georges Burdeau (1 970, 14) l’a formulé avec une particulière clarté en écrivant que l’État « n’appartient pas à la phénoménologie tangible » et qu’il est « au sens plein du terme, une idée Si ce constat était vrai, il signerait l’impossibilité radicale d’une sociologie de l’État (car au mieux on parviendrait dans cette perspective à formuler une sociologie de l’idée étatique).

Mais alors, comment pourrions-nous rendre compte de cette multiplicité de situations, d’êtres, d’objets, de fonctions, de formes, d’événements qui traversent les sociétés dans lesquelles nous vivons et dont nous isons qu’elles sont, en effet, des manifestations de l’État ? Ce paradoxe de l’État est constitutif du problème sociologique de l’État.

Et il est de taille : du fait de la structure même du programme sociologique qui prescrit que les énoncés doivent procéder de l’observation, de la description et de l’expérimentation du réel, l’absence de lieu empirique pour capter l’État en tant que tel conduit immanquablement à l’absence de lieu théorique. a prégnance de ce problème est si grande qu’il constitue un traceur de choix our rendre compte de la carri s l’histoire de la PAGF ID 17