Bonjour

essay A

Elles partent en tous sens, comme des étoiles filantes nées de la terre, alors que l’acier en feu sorti des convertisseurs emplit les godets. C’est à ce moment que me parvient le bruit que fait cette lave en se nourrissant d’air pour progresser. Une sorte d’aspiration décalée qui provoque le frisson. C’est là que ma mère travaille. Il faut que je me dépêche pour arriver à la maison avant elle, avoir le temps de préparer son déjeuner. jour peine à s’imposer aux ténèbres, même si un soleil pâle et furtif parvient à projeter sur le sol neigeux l’ombre des grues géantes qui puisent le minerai dans les profondeurs des navires. Je m’amuse à suivre le déplacement des croisillons sur la terre durcie, m’inventant des peurs si je n’arrive pas à accorder mes pas à leur trace mouvante. Je prends un peu de mie sur la tranche du pain que je tiens sous mon bras. Il me faut franchir une écluse par le passage étroit énagé au-dessus des vannes, le regard attiré, Jusqu’au vertige, par le remous des eaux.

Plus loin, dans un bassin à sec, des hommes installent un échafaudage autour de la coque rouillée du Vulkan, l’un des cargos qui alimentent en charbon et en coke les hauts-fourneaux de l’empire industriel des Thyssen. Il ne me reste plus que quelques centaines de mètres à couvrir en longeant la petite ligne de chemin de fer bordée de platanes pour rejoindre la rue Ulrich-ZwingIi. Je connais un raccourci : il suffit de pousser un portillon, d’emprunte rejoindre la rue Ulrich-Zwingli. ’emprunter le couloir réservé aux voyageurs, à gauche de la gare…

Le contrôleur laisse faire. Il se 10 contente de porter son sfflet à ses lèvres, mais il souffle dans le vide. C’est en arrivant sur la place que je les ai vus. Le camion à plateau de Bbllert, le marchand de bière, vient de s’immobiliser au milieu du carrefour. Une quinzaine de membres des sections d’assaut en uniforme de parade sautent sur les pavés. Deux hommes descendent des cages grillagées équipées de roulettes qu’ils posent sur le trottoir. Les autres prennent position à l’entrée de la rue que je ois prendre, jambes écartées, bottes luisantes, la matraque au côté.

Je n’ai pas le choix. En été, j’aurais pu passer par les jardins, mais à la mauvaise saison le marais s’empare des terres basses, on s’y enfonce jusqu’au genou. Je tire ma capuche sur ma tête, et j’avance sans les regarder pendant que leur chant s’élève ‘appel sonne pour la dernière fois, Nous sommes tous prêts pour le combat, Bientôt les drapeaux hitlériens flotteront dans toutes les rues, La servitude ne durera plus longtemps. Les pavés défilent devant mon regard baissé qui bute bientôt sur l’arrondi d’une botte.

Cextrémité ‘une matraque tape sur ma poitrine, bloquant ma progresslon. — Où est-ce que tu vas comme ça ? Je reconnais la voix de Dieter, le gardien de but de l’équipe de Duisbourg. L’année passée, avant que je ne sol Dieter, le gardien de but de ne sois exclu du club de football, c’est lui qui m’enl 1 traînait. Je me redresse lentement, m’arrêtant un instant sur le ceinturon orné d’une croix gammée, sur la cravate noire, la chemise brune, le menton impeccablement rasé que souligne la jugulaire en cuir de la casquette.

Je sais qu’il ne faut pas aller plus haut. — Je rentre chez moi, rue Zwingli… Ma mère travaille de nuit. Elle sort de l’usine, en ce moment, et je suis allé lui chercher du pain. Il hoche la tête en souriant. — Elle travaille de nuit, la pauvre ? Qu’elle s’estime heureuse ! Aujourd’hui, on ne s’occupe pas des gens comme vous, mais votre tour viendra… Allez, disparais ! Je me remets en route, avec son regard sur mon dos. À cinquante mètres, un premier groupe de SA sort de la maison des Goldstein, Imperméables pour toute la famille. Maison fondée en 1895.

Des voisins les observent depuis les fenêtres, on distingue les silhouettes protégées par le flou des rideaux. L’un des hommes tire un caniche au bout d’une corde, un autre tient un sac de jute dans lequel s’agite un chat qu’il oblige à entrer dans une des cages, en compagnie du chien. Plus loin, d’autres miliciens plaisantent en brandissant une volière où s’affole un couple de canaris. Un vieux doberman à la patte pansée, des hamsters, un lapin angora, un siamois, des poules, un perroquet se retrouvent enfermés dans le cube grillagé.

L retrouvent enfermés dans le cube grillagé. Les miaulements, les aboiements couvrent les glapissements, les piaillements, les gloussements… On se griffe, on se at, on se mord, des plumes tombent, le duvet fait en volant comme d’étranges flocons de neige. Une 12 grand-mère pleure sur le perron d’un pavillon, avant qu’un bras ne se pose sur ses épaules et la ramène à l’abri des murs. Je sursaute quand Dieter se met pousser des cris de cow-boy, grimpé sur le dos du poney qui sert à traîner la carriole de Léw, le livreur de bois et de charbon.

Le rythme de mon cœur s’accélère encore lorsque je vois l’un des membres des sections d’assaut défoncer à coups de talon la porte en bois qui permet d’accéder au jardinet de la famille Baschinger. Il faut que je les protège. Je me mets à courir, mais je m’aperçois trop tard de la présence du gardien de but qui a réussi à mettre le poney au trot. Il m’assène un violent coup de matraque en me dépassant. Je m’affale sur les pavés humides, précédé par mon pain qui glisse à toute vitesse. Dans un effort désespéré, je tends la main pour le retenir avant que le monde ne s’efface.

Quand je reprends mes esprits, Déborah est agenouillée près de moi. Elle essuie le sang qui coule de la plaie avec un mouchoir, son autre main est posée sur mon front. La pointe de ses longs cheveux bouclés e caresse la joue à chacun de ses mouvements. — Galadio, tu m’entends ? Galadio. Elle la 6 OF IE caresse la joue à chacun de ses mouvements. Galadio, tu m’entends ? Galadio.. Elle est la seule à m’appeler ainsi depuis que je lui ai confié mon prénom secret, celui que m’a transmis mon père. Même ma mère ne le prononce jamais. pour elle, je suis Ulrich.

Galadio n’existe pas. Tout son amour est pour Ulrich, son petit Ulrich. Je sais bien sûr que c’est moi, mais j’ai le sentiment que cet amour serait plus fort encore s’il s’adressait aussi 13 Galadio. Je ne sais pourquoi les premiers mots qui ont gité mes lèvres ont été . — Mon pain, mon pain… — II est là, ne Cinquiète pas, juste un peu mouillé… Tu as mal ? Je me suis lentement redressé en prenant appui sur mes coudes. Les miliciens marchaient groupés vers la gare, en poussant les cages emplies d’animaux vers le camion du livreur de tonneaux.

Leur chant résonnait, rythmé par le martèlement des semelles cloutées : La voie est libre, pour les bataillons bruns, La voie est libre, pour l’homme des SA . Des millions, déjà, espèrent en admirant la croix gammée, Le jour de la liberté et du pain s’annonce. Mais qu’est-ce qu’ils ont fait, je n’y comprends rien ! À quoi ça leur sert de prendre les oiseaux des Roth, le poney du père Lévy, le vieux chien des Kagan… Il est aveugle, c’est tout juste s’il arrive trouver son écuelle… Déborah m’aide à me remettre sur pied.

D’après les nouvelles lois, ce ne sont plus des animaux, ils sont « perdus pour l’es èce » — Perdus p nouvelles lois, ce ne sont plus des animaux, ils sont « perdus pour respèce — Perdus pour Pespèce ! Mais ça ne veut rien dire ! Qu’est-ce qu’ils ont fait, ils se sont moqués de notre Führer ? Elle laisse échapper un petit rire inquiet. — Bien pire : comme ils étaient accueillis dans des familles juives, d’une certaine manière ils le sont 14 devenus… L’Institut allemand des animaux domestiques a décidé qu’ils étaient contaminés par notre façon de vivre, de manger, par notre religion…

Nous n’avons plus le droit d’en posséder… On nous a déj supprimé le téléphone, la radio, les instruments de musique, les machines à écrire, les vélos… Mon père ne peut plus donner de cours à l’université, le tramway nous est interdit comme les cafés, les restaurants, les inémas, les bibliothèques. Dans le train, on nous oblige à monter dans le dernier wagon… Je réalise soudain ce qu’ils venaient faire chez les Baschinger. Je l’attire vers moi, sa poitrine naissante contre la mienne. Je me souviens qu’ils se dirigeaient vers chez toi.

Ils ne vous ont rien pris, j’espère… Takouze est toujours là ? — Non, ils sont allés la déterrer dans le jardin, elle était sur leur liste. De colère, je lance mon pied contre le tronc de l’arbre proche de la maison, éraflant l’écorce. — Une tortue en hibernation ! Ils sont allés déterrer une tortue en hibernation ! Mais c’est complètement absurde… Elle mangeait de la salade kascher ? Elle portait la BOF IE ! Mais c’est complètement portait la kipa, elle allait en famille à la synagogue ? Des larmes envahissent ses yeux.

Déborah tente de les retenir en baissant les paupières, mais elles débordent, s’échappent en traçant deux ruisseaux parallèles au milieu de ses taches de rousseur. J’approche mes mains de ses joues pour les assécher. Mes paumes se posent sur son cou, nos visages se rapprochent, nos 15 lèvres se joignent. En une seconde, j’apprends ce que c’est que l’éternité. Il me semble que plus rien n’est en mesure de me résister. Attends-mol, je connais Dieter. Cest un SA. d’accord, mais je faisais partie de son équipe au stade de Wedau… C’était il n’y a pas si longtemps.

On s’entendait bien. Je vais lui expliquer, il me rendra Takouze… Elle me retient par le bras. — Ce n’est pas la peine. Tu as déjà oublié que c’est lui qui t’a assommé ? Regarde les choses en face. Le Dieter d’hier n’existe plus. L’uniforme qu’il porte, il l’a dans la tête ! Tu ferais mieux de rentrer chez toi, ta mère doit s’inquiéter. Je prends le pain que Déborah a enveloppé dans ne feuille de journal et posé sur le muret, puis je tourne à droite dans la rue Zwingli. La voix de ma mère retentit dès que je pousse la porte. — C’est toi, Ulrich ?

Où est-ce que tu es encore allé traîner ! Je rattends depuis près d’une heure… Maman est assise à table, devant un bol de lait chaud parfumé à la cannelle. Je m’in d’une heure… parfumé à la cannelle. Je m’incline pour l’embrasser. Sa chevelure a emprisonné l’odeur du fer et du feu, d’infimes particules de métal incrustées dans sa peau brillent quand elle remue les mains. Je ne sais pas exactement ce qu’elle fait. D’après ce que j’ai compris, elle sillonne les ateliers en poussant un chariot rempli de bouteilles d’eau pour ravitailler les équipes de fondeurs.

Il en faut des quantités : pendant la coulée, la température des hauts-fourneaux 16 grimpe jusqu’à 1 500 degrés, et un ouvrier posté au gueuloir peut boire près de dix litres au cours de la nuit. Quelques années plus tôt, avant la grande crise, elle tenait un magasin de nouveautés au rez-dechaussée des grandes galeries Carl Velden, sur la rue Beek. Toute la bonne société de l’avenue Royale, les musiciennes et les comédiennes de l’allée de Suède, es femmes des banquiers de la rue de Düsseldorf faisaient sonner le carillon de la porte d’entrée.