Bac de français

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Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, 1772 : discours du vieux tahitien Introduction + choses à savoir Peut-on s’extraire assez de sa propre culture pour la juger avec impartialité ? Découverte tardive, lîle de Tahiti est apparue aux Européens comme un véritable paradis. Mais les contemporains de Bougainville avaient déjà pu mesurer sur pièces les méfaits d’une colonisation débutée avec les grandes expéditions de la Swipe to page Renaissance.

Un pro] comme L’Esprit des comme Candide de de la destruction des cœur du combat des or 16 Snipe to clopédie, des essais 8) ou un conte effet la critique e l’esclavage au as étonnant de voir Diderot réagir, en 1 772, la publication du journal de l’explorateur par la rédaction d’un Supplément au Voyage de Bougainville, dans lequel le philosophe condamne vivement l’action de son pays. On sait qu’il y donne la parole à un vénérable « Otaitien » qui salue le départ des Français par un discours véhément, dénonçant la prise de possession de file.

C’est un extrait de ce réquisitoire que nous allons etudier. pourquoi Diderot prend-il le risque de mettre dans la bouche d’un Tahitien un texte aussi évidemment travaillé selon les canons de la rhétorique européenne ? Loin de priver les vaincus de leur voix, le procédé leur prête les puissances de l’éloquence. C’est aussi l’occasion pour le le vieillard de livrer un jugement contrasté et implacable sur les deux civilisations en présence. Et surtout, derrière cette figure, Diderot donne une leçon de relativisme à ses lecteurs, quitte ? mettre en cause la foi dans les « lumières » elles-mêmes.

Diderot place dans la bouche du vieillard un discours virulent, car le personnage emprunte à la fois aux ressources de rémotion et de l’argumentation pour livrer un réquisitoire qui oscille entre l’éloquence judiciaire et la prophétie. L’implication du locuteur est rendue sensible par plusieurs procédés. Indices d’une énonciation au style direct, le présent de l’indicatif et les impératifs abondent (comme dans l’anaphore « regarde… vois… » l. 37-39). Les pronoms personnels dominants sont ceux de la première et de la seconde personne du singulier ou du pluriel.

Le vieillard parle au nom de sa communauté nous sommes libres » l. 1, « tu nous as visités » l. 44) ou en son nom propre (« prends cet arc, c’est le mien » l. 40), et il interpelle de multiples interlocuteurs, puisque « toi » désigne généralement Bougainville, mais aussi Orou, et que « vous » onvoque l’ensemble des Français vos pierres P, l. 7). Cette structure a un impact émotif évident : c’est une victime qui prend la parole, pour exprimer sa colère.

Cette passion est rendue ? travers une ponctuation expressive : on compte six propositions exclamatives, et douze questions, qui, toutes, sont des questions rhétoriques. Elles permettent de dynamiser le discours, de maintenir sans cesse l’attention, et surtou 16 maintenir sans cesse l’attention, et surtout, elles finissent par sembler s’adresser au lecteur en personne – puisque, Français ou de langue française, nous sommes placés du côté de Bougainville ans le dispositif que met en place Diderot.

Mais l’écrivain est loin de jouer sur les seules cordes de l’émotion. Il met celle-ci au service d’une argumentation fortement structurée, dont il est facile de reconstituer la progression, même si Diderot a pris soin de bannir tout connecteur argumentatif trop visible. Le passage s’ouvre sur un exorde qui annonce le thème discuté : Bougainville est venu prendre possession de Tahiti, mais, la loi du plus fort mise à part Tu es le plus fort – et qu’est-ce que cela falt ? ‘exclame l’orateur, l. 9), en avait- il le droit ? Si le tiret, à lui seul, refuse la liaison entre supériorité t exploitation, le texte résout cette question par la négative, en mobilisant successivement deux arguments. Au nom de l’égalité des hommes, d’abord, puis en prouvant que les Occidentaux ne peuvent se targuer d’aucune supériorité de mœurs pour faire passer leur conquête pour une entreprise civilisatrice, le vieillard montre que la dépossession des Tahitiens est sans excuse.

Et le passage se clôt sur une péroraison : victime du crime, le monde tahitien est voué au « malheur Ce mot, répété avec insistance, n’est pas de peu de poids dans l’apparition du sentiment d’injustice que Diderot cherche à susciter, puisqu’une telle onclusion montre qu sentiment d’injustice que Diderot cherche à susciter, puisqu’une telle conclusion montre que, bien qu’il ait raison, le Tahitien est impuissant à corriger le mal. De plus, elle rejaillit lugubrement sur rensemble du passage, transformé en dernier discours d’un innocent mis à mort.

S’ajoutant au caractère auguste du locuteur (un vieillard de « quatre-vingt-dix ans » s’impose comme une figure de sagesse), cette dimension augmente la force de persuasion et l’autorité de la démonstration : on écoute celui qui parle pour la dernière fois. Et on l’écoute d’autant plus volontiers que le vieillard, habile héteur, adopte deux postures aptes à canaliser rattention. D’une part, il se comporte comme un procureur dressant un acte d’accusation. On a affaire à un véritable réqulsitoire. Bougainville est questionné face à un jury populaire – le peuple rassemblé sur la plage. Le vieillard reconstitue des faits. our cela, il cite ? comparaitre deux témoins : Orou, qui peut traduire le message inscrit sur le titre de propriété enfoui dans le sable, et à qui il demande : « dis-nous à tous » (I. 4), et Bougainville lui-même, qui est transformé en témoin à charge « tu es entré dans nos abanes », lui rappelle-t-il, avant de lui demander « [s]on avis l. 27-28. Etil montre des preuves matérielles – les corps des hommes et des femmes de Tahiti (l. 37-39), et jusqu’à son propre arc (l. 40). Mais le vieillard ne se présente pas seulement comme un avocat : Diderot le dote d’une prescience qui le rapproche d’un prophète.

Il annonce le f 6 Diderot le dote d’une prescience qui le rapproche d’un prophète. Il annonce le futur de « tous les Otaitiens à venir » (45), et surtout, il prévoit pour son peuple un sort funeste qui suppose, chez le personnage, une surprenante connalssance de la géopolltlque contemporaine. Aux l. 18-19, quand il demande « t’avons-nous exposé aux flèches de nos ennemis ? il fait en effet allusion ? l’enrôlement forcé des peuples conquis et aux conflits indigènes orchestrés par les colons européens (on peut songer ici aux « guerres indiennes » en Amérique du Nord).

Et quand il interroge : « t’avons-naus associé dans nos champs au travail des animaux ? c’est bien sûr au commerce triangulaire que songe Diderot. Si ces allusions indiquent au lecteur les limites de la fiction par laquelle le philosophe invente ce discours de l’étranger, elles ne lèsent pas cependant [‘impact de la parole du vieillard, qui se voit ransformé en figure inspirée. Or cette force est mise au service de l’éloge et du blâme. Diderot oppose deux mondes. Il attaque l’Occident et défend Tahiti, dans un texte dominé par un effort de comparaison entre les deux cultures.

Le discours souligne les fautes de l’Europe et construit, par contraste, l’image d’un paradis terrestrel 1. Le réquisitoire contre POccident colonisateur est implacable. Bougainville apparait comme un voleur et un esclavagiste. Il agit sournoisement : le titre de propriété est « enfoui » et le caractère dissimulé du personnage est dénoncé dans la formule « tu as rojeté au fond de ton cœur le vol PAGF s 6 caractère dissimulé du personnage est dénoncé dans la formule « tu as projeté au fond de ton cœur le vol de toute une contrée 1-12).

De manière générale, les Français s’avèrent des menteurs, qui cachent, à dessein ou non, une vérité nolre sous une apparence positive. Cest ce qui relie la critique des « biens imaginaires », des « besoins factices » ou encore des « vertus chimériques » à la mise au jour de la tentative de dépossession : l’analyse du vieil homme fait de Bougainville un raisonneur malhonnête, qui cherche à « persuader » (l. 1) du bien fondé de mauvais conseils. Dans les deux cas, le vieillard exhibe une réalité masquée.

Mais s’il y a hypocrisie, c’est avant tout que Bougainville agit de manière contradictoire selon qu’il songe ? son bien ou à celul des Tahitiens. Cette tension est au cœur du premier argument mobilisé par l’ancien. Aux lignes 10 à 14, il rappelle aux Français qu’ils refusent de se voir spoliés ou asservis, mais qu’ils n’hésitent pas à soumettre les contrées conquises ? ce régime. Et pour renforcer la contradiction, Diderot a soin de rappeler la rigueur avec laquelle Bougainville a puni le vol d’un objet sans valeur.

L’insignifiance de cet exemple de « méprisables bagatelles dont [le] bâtiment est rempli » est exprimée nettement par le pléonasme « méprisables bagatelles » et par l’allusion ? l’abondance de ces objets. Or l’épisode permet un raisonnement a fortiori : si Bougainville condamne un vol aussi petit, il ne saurait, en bonne logique, cautionner le « vol de toute une contrée » 6 6 petit, il ne saurait, en bonne logique, cautionner le « vol de toute une contrée » (I. 12).

Son attitude est donc en opposition avec ses propres principes – une conclusion que le vieillard-Diderot nous laisse le soin de tlrer. Par opposition, Tahiti apparaît comme un espace de vertu et dhumanité radieuse. Comme le jardin d’Éden, l’île échappe à la malédiction biblique du travail. Ce tripalium, dont l’étymologie renvoie à l’idée de souffrance et de torture, est associé à un champ lexical négatif : « pénibles efforts » (l. 31), « fatigues » (I. 33), « se tourmenter (l. 36).

Mais à l’exception de l’allusion au « labour » (I. 42), il définit la condition des Occidentaux, dont ractivité incessante s’oppose à l’immobilité des Tahitiens, qui sont « arrêtés » ou se « reposent Y, condition, selon le texte, de la ouissance (l. 33). Cependant, si Ille apparaît dès lors comme le lieu du bonheur, Diderot a soin de montrer que ses habitants ne sont pas amollis. D’une part, ils ont conservé leur puissance guerrière et sont prêt[s] à défendre [leur] liberté et mourir » (l. 14).

Yautre part, le peuple d’orou est si vigoureux que le vieillard lui-même est plus fort que cinq marins français, malgré ses longues années – une information soigneusement reportée à la fin d’une liste de prouesses, où elle apparaît comme un coup de théâtre (on retrouve donc le même procédé d’exagération démonstrative ue dans l’opposition entre le vol des bagatelles et celui de la contrée). Encore une fois apparaît l’idée d’un paradis terrestre soustrait aux 7 6 bagatelles et celui de la contrée).

Encore une fois apparaît l’idée d’un paradis terrestre soustrait aux effets de la maladie et de la vieillesse, où les habitants ont gardé la vigueur des héros antiques (l’image de l’arc renvoyant, bien entendu, au retour d’Ulysse ? Ithaque et au massacre des prétendants). La comparaison tourne donc à l’avantage de Tahiti, modèle de « mœurs plus sages et plus honnêtes » (l. 21). Est-ce à dire que le vieillard nous donne une leçon ? Quels enseignements tirer de son attitude ? Diderot donne la parole à une figure de philosophe.

Le vieux Tahitien parle certes de son pays, mais il propose surtout au lecteur français de se réformer. En ce sens, l’étranger, ici, n’est qu’une fgure du compatriote : l’auteur du Supplément au Voyage de Bougainville utilise le regard de l’autre pour nous faire réfléchir à nous-mêmes. Le passage apparaît alors comme une leçon de relativisme culturel, un éloge de l’égalité, et une réflexion sur la « poursuite du bonheur » – cette valeur clé du siècle des Lumières qui, quelques années plus tard, allait se voir inscrite comme un roit imprescriptible dans la constitution américaine.

Premier enseignement, Diderot propose une leçon de relativisme en renversant sans cesse les points de vue. Non seulement il donne une parole chargée d’autorlté et de pulssance rhétorique à ceux – les vaincus — qui n’ont normalement jamais la possibilité de se faire entendre, mais le ressort central du texte consiste ? inviter Bougainville à se mettre à la place des Tahitiens. Ce re central du texte consiste à inviter Bougainville à se mettre à la place des Tahitiens.

Ce recours au renversement est sensible dès ‘exorde, quand Diderot suppose une situation inverse et fait dire à son orateur : « Si un Ota-ltiens débarquait un jour sur vos côtes et qu’il gravât sur une de vos pierres : Ce pays est aux habitants d’Otaiti, qu’en penserais-tu ? » (l. 6-9). Le décalque des actions de Bougainville est souligné par la reformulation de sa propre inscription : « Ce pays est à nous et cette simple hypothèse suffit à Diderot pour amener le lecteur à s’interroger sur le bien-fondé de la colonisation.

Elle montre, et c’est là l’argument majeur du texte, que nous refuserions d’être à la place que nous assignons aux pays conquis. Dans le même esprit, le philosophe engage à réviser les jugements que nous portons sur les autres. Il met en évidence la distance qui sépare nos étiquettes et la réalité qu’elles désignent, à travers la répétition d’une même formule, « ce que tu appelles qui montre qu’un manque apparent s’avère ne désigner que le superflu : « ce que tu appelles commodités de la vie » désigne, pour le Tahitien, des « biens imaginaires » (l. 9-31), et « ce que tu appelles notre ignorance » n’est que l’absence « d’inutiles lumières » (l. 23). Et l’on voit que, loin de tout dogmatisme, le hilosophe n’hésite donc pas à relativiser ses propres certitudes • il faut pouvoir penser, nous montre-t-il, que même notre croyance dans le progrès des « Lumières » de l’éducation et de la technique doit pouvoir êt PAGF 16 croyance dans le progrès des « Lumières » de l’éducation et de la technique doit pouvoir être mise en cause et débattue.

Le second enseignement est au fondement du précédent. La seule valeur certaine, indlque le texte, est celle de l’égalité de tous les hommes. Au traitement inégalitaire des Tahitiens par Bougainville, Diderot oppose un argument de simple humanité. Il fait de tous les êtres des parents, en les présentant, par métaphore, comme des « frère[s] », taus également « enfants de la nature » (l. 16).

Aussi nous enjoint-il, pour reprendre la formule métaphorique du vieillard, soigneusement mise en valeur dans une phrase brève qui contraste avec la longue énumération des exactions commises ou projetées par les Français, de « respecte[r] notre image en [l’autre] » (l. 19-20). C’est à cette condition que nous nous empêcherons de réduire l’autre à « de la brute » (l. IS), c’est-à-dire à un être sans raison, proche de l’animal. Troisième enseignement, Diderot condamne la quête du superflu.

Les Tahitiens tirent leur sagesse de leur capacité à se contenter du nécessaire, ce que Diderot illustre avec les deux exemples de la faim et du froid, dans une phrase où la simplicité de la construction répétée semble mimer celle de la logique à l’œuvre (l. 26-27). Contrairement à eux, les Occidentaux apparaissent comme des « [in]sensés » (l. 30). Leur quête de progrès constitue en réalité une forme d’asservissement volontaire, qui transforme en travail voué à l’acquisition de biens « inutiles » un temps qui pourrait être dévolu au p